Le passé est un point de repère – il faut comprendre d’où l’on vient pour comprendre où l’on va, selon le dicton –, mais dès qu’on l’idéalise, je me méfie. La nostalgie est un étrange sentiment, qui peut animer autant un réactionnaire qui s’ennuie du bon vieux temps où les femmes étaient à la maison qu’un gars sympathique comme le rappeur FouKi qui fait l’éloge des années 1980 dans sa nouvelle chanson 80’s, alors qu’il est né dans les années 1990.

Lors de mon entrevue avec FouKi, je l’ai fait rire, car je n’ai pu m’empêcher de lui dire que ce n’était pas si le fun que ça, les années 1980. J’étais là. Je détestais cette mode du tout-au-fluo et le spraynet qui me faisait suffoquer dans les toilettes des filles à l’école, ces synthétiseurs qui envahissaient la musique. Ça prenait deux mois pour recevoir l’album qu’on voulait tant écouter, on nageait en pleine déprime post-référendaire, tous les profs nous disaient qu’on n’allait pas avoir de job, et on craignait terriblement la bombe nucléaire. C’étaient les années Reagan et Thatcher qui ont donné des « American psychos » comme Trump dans le roman de Bret Easton Ellis. Bref, zéro nostalgie de mon côté.

Mais c’étaient les années de mon adolescence, souvent les plus marquantes de notre vie. Je les ai gaspillées à me plaindre de ne pas avoir vécu dans les années 1960 : la Révolution tranquille et sexuelle, la vague féministe, l’éveil national, les grands mouvements sociaux, Expo 67, le développement scientifique et les voyages sur la Lune...

J’avais l’impression d’arriver après un gros party que j’avais raté de peu. En comparaison, les années 1980 dans lesquelles j’étais coincée me paraissaient d’une platitude absolue – et d’un mauvais goût assumé jamais atteint dans l’histoire de l’humanité.

Je regarde des photos de moi à 14 ans, avec ma permanente, mes lunettes roses et ma robe de grand-mère à épaulettes, et j’ai l’air plus vieille qu’aujourd’hui.

Comme FouKi, j’ai idéalisé une période qui m’avait précédée et que je ne pouvais connaître. Vieillir, c’est voir des jeunes triper sur l’époque de ton adolescence où tu te morfondais et constater qu’ils n’en ont gardé que le cliché publicitaire. Je trouve ça très drôle que cela finisse par m’arriver, car je n’aurais pas misé gros sur cette décennie pendant que j’y étais. Il est clair que ceux qui tirent les ficelles du pouvoir aujourd’hui sont les gens de ma génération et qu’ils imprègnent la culture ambiante. Parce qu’ils produisent ou réalisent des séries comme Stranger Things ou The Last of Us et en imposent la bande sonore, des succès d’autrefois comme Running up That Hill de Kate Bush et Never Let Me Down de Depeche Mode se hissent au sommet des listes d’écoute des ados. J’aime bien ce type de passation, et j’en profite pour rappeler que Depeche Mode, Madonna et Metallica passeront par Montréal cette année pendant leurs tournées.

Est-ce que les jeunes d’aujourd’hui fantasment sur les années 1980 parce qu’on leur enfonce dans la gorge la litanie du bon vieux temps ou c’est carrément l’époque qui est nostalgique ? Il y a toujours une limite à presser le citron d’une période, et je crois que la nostalgie est un leurre ; le passé n’est sécurisant que parce qu’il est fini et qu’on y a survécu.

J’ai retenu une leçon de mon beau-père Mo, qui est resté hippie toute sa vie, quand il m’a rabattu le caquet à propos des années 1960 que je portais aux nues. Ce n’était pas si le fun que ça, rappelait-il lui aussi. Pas vrai que tout le monde avait des fleurs din cheveux, fallait-tu être niaiseux. Les hippies étaient une minorité. On l’a souvent insulté et menacé parce qu’il portait les cheveux longs, c’était aussi des années de répression, de guerre au Viêtnam, de matraques à la Saint-Jean, de ségrégation raciale et d’assassinats politiques (les Kennedy, Martin Luther King et Malcolm X). Le grand génie de la série Mad Men est d’avoir recadré cette époque en évacuant la nostalgie.

Un bon film pour décrire cette insatisfaction permanente du temps où l’on vit est Midnight in Paris de Woody Allen. Le personnage principal, qui aurait tellement voulu vivre à l’époque des écrivains de la « génération perdue » – les Ernest Hemingway, F. Scott Fitzgerald, Sylvia Beach et Gertrude Stein –, se retrouve catapulté parmi eux par un passage spatio-temporel, seulement pour découvrir que ces artistes-là auraient voulu vivre au temps de la « Belle Époque ».

La seule chose dont je suis un peu nostalgique, c’est du monde pré-internet, qui n’est pas loin de ressembler à un âge de pierre. Ça n’a pas de sens, l’énormité de ce bouleversement, comme a dû l’être l’électricité pour mes ancêtres.

Aucune génération n’a eu accès à autant de connaissances ; son seul problème est probablement d’avoir à gérer cette abondance. Mais sinon et malgré tout, je trouve passionnant le moment présent. Aujourd’hui, je sais que rien n’arrête le temps et je veux profiter de tout parce que ça passe trop vite. Je n’ai plus envie de nostalgie, même si je me prépare psychologiquement au comeback des années 2000. J’ai retenu le carpe diem de Dead Poets Society (un excellent film des années 1980, soit dit en passant).

Dans 30 ans, qui sait, quand les ados diront à leurs parents « ce devait être formidable, les années 2020 », ils se feront répondre « oui, mais il y avait la pandémie, la crise écologique, la pénurie de main-d’œuvre et de logements... ». Peut-être qu’alors, ils redécouvriront 80’s de FouKi.