D’abord le mécontentement des clients face aux stratégies douteuses de Costco pour mousser ses cartes de membre. Ensuite les excuses du grand patron. Et maintenant, les dessous de l’affaire, racontés par des employés qui déplorent la pression constante qu’ils subissent.

Obsession carte de membre

Vous ne serez pas surpris d’apprendre que mes chroniques sur les méthodes de persuasion de Costco ont fait réagir ceux-là mêmes qui doivent les mettre en application. C’est-à-dire les employés responsables de convaincre les membres de payer plus cher pour la carte noire « exécutive », de s’inscrire au renouvellement automatique ou de prendre la carte de crédit CIBC.

Derrière les sourires aux clients et l’insistance se cachent une pression perpétuelle pour atteindre des résultats toujours meilleurs et un climat de travail malsain, m’ont écrit une dizaine d’employés des quatre coins du Québec. Tous ceux à qui j’ai parlé m’ont décrit une entreprise obsédée par ses statistiques de vente de cartes de membre.

« Obsession, le mot est faible ! C’est ce qui fait rouler la compagnie. Sans cartes de membre, il n’y a pas de Costco. C’est la priorité numéro un », relate un employé qui compte plusieurs années d’expérience dans de multiples fonctions.

Toutes les 30 minutes, le superviseur se rend au service à la clientèle pour y recueillir un paquet de statistiques qu’il inscrit sur une feuille quadrillée. On y consigne le nombre de clients ayant franchi la porte, les ventes, le nombre de nouvelles cartes (de base, exécutive, de crédit), de surclassements, de déclassements, de renouvellement automatique, etc.

Et si les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes, les employés se font questionner. Le directeur les rencontre. On les compare avec leurs collègues. On exige des explications, on leur demande quel est leur « plan » pour faire mieux dans les prochaines heures, m’ont raconté cinq personnes sous le couvert de l’anonymat pour ne pas nuire à leur carrière.

Ils font ça pour chaque statistique que tu n’atteins pas. Si ça fait une demi-heure que les statistiques n’ont pas bougé, ils appellent avec le walkie-talkie pour savoir quel est le plan. Et là, tu dois le dire. Mais qu’est-ce que tu veux que je dise ? Il n’y en a pas, de plan !

Une employée de longue date chez Costco

Dès leur embauche, les emballeurs et les caissières se font expliquer qu’ils devront participer à l’effort de guerre pour convertir des clients à la carte noire. En tout temps, il y a quelqu’un « sur la ligne », c’est-à-dire près des caisses, prêt à intervenir si une possibilité de surclassement survient.

Des objectifs de ventes ambitieux et précis doivent être atteints pour tout, dont les ventes de cartes exécutives. « Des fois, ça ne marche pas. On a juste des adhésions standards. Ce n’est pas long qu’on se le fait dire. Le directeur arrive avec les résultats d’un autre entrepôt et il nous demande pourquoi eux ça marche et pas nous ? C’est beaucoup de pression », déplore une autre employée.

Chez Costco, on confirme qu’il y a des cibles à atteindre, « comme dans toutes les entreprises ». Et que des « petites compétitions amicales » ont effectivement lieu entre les entrepôts. Mais cela ne crée pas de climat malsain, affirme Marc-André Bally, vice-président principal responsable des entrepôts de l’est du Canada. « Il n’y a pas de pression intense. Personne ne travaille sous pression chez Costco. »

Le dirigeant martèle qu’il n’y a « aucune vente à pression » dans les magasins. « Dans aucun cas Costco ne demande à ses employés d’être insistants. Quand c’est non, c’est non. »

Les clients ont pourtant été nombreux en novembre à trouver que leur « non » avait mis du temps à être compris, ce qui a généré des plaintes.

Lisez la chronique « Un subterfuge de Costco dénoncé par ses clients »

De plus, Marc-André Bally assure que « personne n’est réprimandé s’il n’a pas atteint ses objectifs » et que personne n’est congédié en raison de statistiques décevantes.

Comme me l’avait dit ce vice-président tout récemment, les employés qui réussissent à convaincre un membre d’adhérer à quelque chose de plus n’obtiennent aucun bonus. Aucun avantage financier.

Alors, pourquoi se démener ? Pour avoir accès à une promotion et pour passer sous le radar, répondent les employés qui m’ont contactée. Cette paix d’esprit n’a pas de prix, disent-ils.

« Je ne veux pas que mon gérant soit sur mon dos pour mes stats, mon gérant ne veut pas le directeur sur son dos pour les stats du département, et mon directeur ne veut pas les hauts dirigeants sur son dos pour les stats de l’entrepôt. »

Croyez-moi, pour l’avoir vécu dans mon entrepôt, être ciblé pour les bas résultats est la pire chose qu’on veut.

Un employé chez Costco ayant requis l’anonymat

Les entrepôts sont en concurrence entre eux, et les résultats sont diffusés pour accentuer la pression, déplorent des employés. « On se fait dire : “Je ne peux pas croire qu’en une heure, tu n’as pas été capable de convertir plus de monde.” Et là, tu te sens comme de la marde, raconte une employée de longue date. Même si ce n’est pas une entreprise qui congédie. On est tous misérables. »

Une femme qui a travaillé plusieurs années à la vérification des factures à la sortie du magasin raconte, comme d’autres, que la pression s’est vraiment accrue à compter de 2019 ou 2020. On lui a demandé, à elle aussi, de pousser la vente de cartes et on lui mentionnait chaque année dans son évaluation qu’elle devait en vendre plus. « Achaler le monde, ce n’est pas dans mes valeurs. » Elle a démissionné assez récemment, comme beaucoup d’autres, dit-elle, à cause des horaires difficiles et de la pression « malsaine ».

D’autres employés estiment aussi que la pression s’est accentuée depuis deux ou trois ans, notamment pour convaincre les membres d’adhérer au renouvellement automatique.

Marc-André Bally jure pourtant que Costco n’a « pas changé le degré de pression ».

Lisez la chronique « Costco fait son mea culpa »

Très payant, mais drainant

La pression constante pour atteindre d’ambitieux chiffres de ventes encourage les employés à être insistants et à jouer sur les mots, déplorent certains.

Mais lors du blitz, en novembre, pour mousser le renouvellement automatique au cœur de ma récente chronique, « ce sont eux, en vérité, qui nous ont dicté quoi dire », raconte une employée mal à l’aise avec ce qui s’est produit. « Puisque nous voulions pousser les gens à renouveler leur abonnement, nous devions dire que cette méthode serait maintenant obligatoire. Je vous écris donc pour que nos membres sachent que personnellement je suis désolée de les avoir induits en erreur, que ce n’était pas du tout mon intention. »

Dans d’autres entrepôts, la consigne a été comprise autrement, signe qu’elle manquait peut-être de clarté. Une employée a plutôt cru qu’elle devait « jouer sur les mots » afin que le membre comprenne que le renouvellement automatique deviendrait obligatoire. « Si je te dis “on update nos systèmes, maintenant les renouvellements sont automatiques”, qu’est-ce que tu comprends ? », me demande-t-elle.

De nombreux clients ont en effet rapporté, tant sur la page Les Accros du Costco que dans ma boîte courriel, s’être fait dire que le renouvellement automatique deviendrait obligatoire. Costco a aussi reçu des plaintes de membres à cet effet. Or, cette information qui a été transmise aux membres n’est pas exacte. D’ailleurs, les documents internes de Costco ont été mis à jour après la publication de mon texte afin que les employés sachent clairement que le renouvellement automatique n’est pas obligatoire.

Ce document utilisé pour mousser le renouvellement automatique donne des exemples de phrases et de mots à dire et à éviter. On y suggère notamment de demander aux membres un numéro de carte de crédit pour l’ajouter au dossier « rapidement afin d’assurer que leur adhésion demeure en règle ».

Un employé cité plus haut assure lui aussi qu’on ne l’a jamais encouragé à mentir, « mais [qu’il s’est] fait dire de détourner, d’éviter le mot “carte de crédit”, par exemple, de dire Amex plutôt qu’American Express [à l’époque] ou Capital One plutôt que Mastercard ».

Ce type de directive ne semble pas dater d’hier. Un ex-employé de l’entrepôt de Boucherville, qui était en poste lors du remplacement d’Amex par Mastercard en 2015, affirme qu’il devait assurer aux snowbirds que leur nouvelle carte fonctionnerait dans les Costco en Floride. « Il fallait dire oui, même si ce n’était pas vrai. Ça me levait le cœur. » Au sud de la frontière, Costco avait plutôt conclu une entente avec Visa.

Pour atteindre les cibles tout en se sentant bien avec elle-même, une autre employée m’a raconté qu’elle demande ces jours-ci aux nouveaux membres de fournir un numéro de carte de crédit « pour compléter » leur adhésion. « Ce n’est pas nécessaire alors oui, c’est un mensonge. Mais c’est la façon la plus humaine et morale que j’ai trouvée pour amener ça. »

Quand un numéro de carte est inscrit au dossier, Costco peut procéder au renouvellement automatique, ce qui est précieux.

Depuis que la grogne des clients de Costco a fait les manchettes, de nouvelles consignes ont été données aux employés.

Pour mousser le renouvellement automatique, la haute direction leur demande désormais de dire qu’un numéro de carte de crédit est « requis » et non pas « obligatoire », puisque ce n’est pas le cas. Une directive qui fait sourciller des employés. « Ce n’est pas obligatoire, mais c’est requis. Entre vous et moi, c’est des synonymes ! », s’étonne une des employées citées plus haut.

L’entreprise américaine précise aussi, dans ses consignes écrites, qu’il faut éviter d’utiliser le mot « automatique », puisqu’il « s’agit d’un terme de Costco » et qu’il « peut être perçu comme un terme envahissant ». L’expression « renouvellement annuel » doit être privilégiée. Quant à la demande d’inscription, les employés doivent éviter de poser une question dont la réponse pourrait être « oui ou non ».

« On ne nous incite pas à mentir, mais à utiliser des façons détournées d’aller chercher des résultats, confie une employée de longue date citée plus haut. Pour moi, ça accroche moralement, des fois. J’ai des dilemmes moraux. » À l’instar de certains confrères de travail, elle s’est confiée dans l’espoir que la culture de Costco s’assainisse.

Une autre employée citée précédemment affirme qu’il n’est pas rare de voir des personnes pleurer à la cafétéria. « Personne ne peut imaginer à quel point c’est dur, demandant, physique, drainant et négatif. » Elle s’étonne qu’à ce jour, Costco ait encore la réputation d’être un employeur de choix, alors que le climat est « toxique », selon elle, et le taux de roulement, « élevé ».

À la direction de Costco, on ne juge pas que le taux est « élevé ». « Notre plus haut taux de roulement est parmi les nouveaux employés qui quittent leur poste après quelques mois, dit Marc-André Bally. On veut un taux de roulement bas, car les employés de longue date connaissent la culture. […] Un job chez Costco, on veut que ça devienne une carrière. » Les employés qui comptent des dizaines d’années d’ancienneté sont d’ailleurs nombreux, soutient celui qui a gravi tous les échelons pour atteindre le niveau de la vice-présidence.

Bien sûr, tout n’est pas noir. Le fort esprit d’équipe est agréable, et les possibilités d’avancement sont nombreuses, reconnaissent les employés. Et surtout, Costco paie très bien par rapport à ses concurrents, en plus d’offrir des avantages sociaux enviables comme une assurance maladie gratuite et un régime de retraite.

C’est ce qui expliquerait à la fois le silence des employés et l’absence de gêne des dirigeants pour accentuer la pression.

« On nous dit : “Au salaire que vous êtes payés, c’est normal qu’on vous en demande plus qu’un caissier dans une épicerie ou un autre magasin.” C’est toujours ça qui revient », déplore un employé tout en précisant que la pression est « trois fois pire » pour les cadres qui doivent travailler entre 50 et 60 heures par semaine.

Depuis août, les gérants de section (viande, boulangerie, déli) gagnent entre 88 500 $ et 93 500 $, tandis que les gérants du restaurant et du centre de pneus sont payés jusqu’à 86 000 $ par année. Le salaire des directeurs adjoints atteint 107 000 $.

Ces conditions sont une arme à double tranchant, selon l’ex-employé de l’entrepôt de Boucherville. « C’est pour ça que tu deviens captif. Les assurances, le régime de retraite… Tu ne veux plus partir. »

Il est assez déconcertant de constater à quel point la vision de la direction est diamétralement opposée à celle de certains employés. Ceux qui prennent la parole rêvent de changements, en cette ère où la santé mentale, le bien-être des employés et la pénurie de main-d’œuvre sont au cœur des préoccupations d’un grand nombre d’entreprises. Au fond, ces travailleurs aimeraient aimer Costco autant que les clients.