L’histoire de Kim Thúy, popularisée par le roman et le film Ru, est bien connue. Mais peu de gens connaissent l’histoire du programme de parrainage collectif au Québec qui a permis à Ru d’exister.

Lancé au Québec en juillet 1979 à l’époque de la crise des boat people, le programme de parrainage collectif est une initiative de Jacques Couture, un jésuite devenu ministre de l’Immigration dans le gouvernement de René Lévesque. Le ministre avait lui-même adopté deux orphelins cambodgiens six mois auparavant.

SOURCE : BANQ – ARCHIVES DE LA PRESSE

Le 4 juillet 1979, la manchette de La Presse est consacrée au nouveau programme de parrainage mis sur pied par le ministre de l’Immigration Jacques Couture.

La nouvelle fait la une de La Presse le 4 juillet 1979. « Le Québec porte à 5000 le nombre de ses réfugiés », dit la manchette. L’Opération-Accueil déjà lancée en 1975 pour accueillir des réfugiés indochinois est bonifiée par un nouveau programme de parrainage par des groupes de citoyens et des associations. Le ministre Couture invite les Québécois à faire un geste de solidarité dans un contexte « extrêmement dramatique », même si ce geste, précise-t-il, est « l’équivalent d’une goutte d’eau » dans l’océan de la crise humanitaire qui sévit.

Pour participer, les parrains doivent s’engager à prendre complètement en charge au moins trois réfugiés durant un an.

Ils bénéficient d’une subvention gouvernementale presque symbolique de 400 $ – bien loin de la somme estimée de 5000 $ nécessaire pour faire vivre une famille à l’époque. Ils peuvent en revanche compter sur des services de soutien offerts par l’État. Quant aux réfugiés, ils ont le droit à des allocations de formation linguistique.

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

Jacques Couture lors de son assermentation le 26 novembre 1976

Le programme connaît un grand succès au Québec. De juillet 1979 à mars 1981, ce sont 518 groupes de citoyens répartis dans 215 municipalités qui parraineront 7841 réfugiés.

Si le ministre Couture, qui était lui-même rentré bouleversé d’une visite dans un camp de réfugiés aux Philippines, parlait du parrainage comme d’une « goutte d’eau », cette manifestation de générosité collective est loin d’être un détail dans l’histoire du Québec, rappelle Martin Pâquet, professeur d’histoire au département des sciences historiques de l’Université Laval et coauteur avec Stéphane Savard de Brève histoire de la Révolution tranquille (Boréal).

« On considère que l’évènement du parrainage des Indochinois en 1979-1980, c’est vraiment ce qui symbolise le mieux la Révolution tranquille. C’est-à-dire d’une part, une impulsion qui vient d’en haut, du ministre même qui est particulièrement touché par cette situation et qui estime que c’est le rôle de l’État d’agir là-dessus. Et d’autre part, une impulsion qui vient du bas parce que le drame des réfugiés du Viêtnam, du Laos et du Cambodge frappe l’imagination des citoyens. »

Déjà, en 1978, Couture, en signant une entente avec son homologue fédéral Bud Cullen, avait assis les fondements d’une politique d’immigration donnant des pouvoirs de sélection au Québec. Étant donné que l’octroi du statut de réfugié demeure de compétence fédérale, il crée une catégorie d’immigration humanitaire. Dans les cas de détresse, dont ceux des réfugiés, les critères de sélection « peuvent être assouplis », précise-t-il.

« Avec cette catégorie, viennent des services et la systématisation de la pratique de parrainage », explique l’historien Martin Pâquet.

Pour Couture, il est important d’accueillir des immigrants, car le Québec doit adhérer à quatre principes fondamentaux : le pluralisme politique, la solidarité humaine, les responsabilités internationales et la reconnaissance d’une condition et d’un statut spécifiques pour les réfugiés.

Il voit le parrainage comme un « pari ». « C’est un pari que vous faites dans les êtres humains. »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Chloé Djandji interprète la jeune Tinh dans Ru, adaptation au cinéma du roman de Kim Thúy.

Quatre décennies plus tard, les exemples de paris gagnés abondent. « L’histoire de Kim Thúy est vraiment un bel exemple de ce que le parrainage a pu faire, souligne Martin Pâquet. On a permis à la jeune Kim Thúy de s’émanciper et de faire ce qu’elle voulait. Et elle est devenue une remarquable ambassadrice du Québec de cette façon-là. »

Après le référendum de 1980, Couture quittera la politique et sera remplacé par Gérald Godin, qui poursuit dans le même esprit, dans des circonstances plus difficiles, alors qu’une récession frappe.

« Ce n’est pas pour rien que ces deux ministres de l’Immigration sont sans doute les ministres de l’Immigration les plus importants de l’histoire du Québec, souligne Martin Pâquet. Ils avaient une politique novatrice qui n’était pas axée seulement sur des éléments d’ordre économique, mais qui relevait de la conception de l’État et de ce que le Québec doit être en tant que tel. »

Que reste-t-il de cet héritage à l’heure où plus de 108 millions de personnes dans le monde sont contraintes au déracinement et que l’on anticipe une augmentation significative des besoins en matière de réinstallation des réfugiés pour 2024 ?

Si on trouve encore et toujours aujourd’hui des citoyens généreux prêts à embarquer dans la belle aventure du parrainage, le programme et la vision qui le sous-tendaient sont aujourd’hui mis à mal.

Les parrains et les marraines se heurtent à une froide bureaucratie, des délais inhumains et une logique comptable.

Bien que 1626 demandes de parrainage aient été déposées en 2023 par des groupes de parrains (de 2 à 5 personnes), seulement 425 – le maximum permis par Québec dans cette catégorie – ont été acceptées à la suite d’un tirage au sort.

On est loin de l’époque où les Nations unies avaient remis à la population canadienne la médaille Nansen, rendant hommage à des gens dont l’action va bien au-delà de leurs obligations professionnelles pour protéger les réfugiés. Une part importante de cette distinction, obtenue en 1986, revient aux citoyens du Québec, pour la qualité de leur accueil des réfugiés de la mer par l’entremise du parrainage, rappelle avec nostalgie Sylvain Thibault, ex-coordonnateur du volet parrainage de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes.

En comparant sa propre expérience de parrain déçu se heurtant à un système lent et inhumain et celle de ses parents qui, moins de cinq mois après l’annonce du programme de parrainage en 1979, ont pu donner une nouvelle vie à une famille cambodgienne, Sylvain Thibault se désole.1

« Aujourd’hui, est-ce qu’on recevrait encore cette distinction ? J’ai bien peur que non. »

Lisez la chronique « De Ru à la réalité »

En chiffres

108,4 millions de déracinés dans le monde à cause de persécutions, de conflits, de violences, de violations des droits de la personne ou d’évènements troublant gravement l’ordre public

76 % sont accueillis dans des pays à revenu faible ou intermédiaire

2,4 millions de personnes réfugiées à réinstaller en 2024 (soit 20 % de plus qu’en 2023)

Source : UNHCR

Consultez le rapport annuel du HCR sur les tendances mondiales 2022