« L’Histoire ne vous a rien appris si vous pensez pouvoir tuer les idées », avait prévenu l’autrice américaine Helen Keller dans une lettre ouverte aux étudiants qui s’apprêtaient à brûler des milliers de livres, dont le sien, en Allemagne nazie. C’était en mai 1933. Malheureusement, près d’un siècle plus tard, cette perle de sagesse n’a toujours pas été assimilée par tout le monde.

La sexologue québécoise Myriam Daguzan Bernier est restée sans voix, la semaine dernière, en visionnant la vidéo d’une candidate trumpiste brûlant son livre au lance-flammes. « Je suis restée devant mon ordinateur, la bouche grande ouverte, confie-t-elle. Je ne comprenais pas ce qui se passait… la violence du geste… Voyons donc, un lance-flammes ! »

« Je brûlerai tous les livres qui endoctrinent et sexualisent nos enfants », promet Valentina Gomez, candidate au poste de secrétaire d’État du Missouri, dans sa vidéo incendiaire. Beau programme…

C’est une évidence, mais précisons-le tout de même : le livre de Myriam Daguzan Bernier n’a pas pour objectif d’endoctriner les enfants. Au contraire. Tout nu ! Le dictionnaire bienveillant de la sexualité parle de puberté, de consentement, de diversité sexuelle, bref, de toutes ces choses importantes à propos desquelles les jeunes finissent inévitablement par se questionner.

Après l’incrédulité est venue la peur, pour la sexologue. Enfin, pas pour elle-même, mais pour les jeunes membres de la communauté LGBTQ+. Ce sont eux, croit-elle, qui sont visés à travers son livre. En détruisant le bouquin de manière aussi violente, on leur fait savoir qu’ils sont indésirables, anormaux, pervers. Qu’ils ne devraient pas exister.

Qu’ils sont bons pour le bûcher.

Cette affaire est absurde, grotesque. Après Hitler, Franco et les talibans, y a-t-il encore un politicien sur cette planète pour trouver que c’est une bonne idée de brûler des livres ? À part Valentina Gomez, je veux dire.

Si la vidéo est caricaturale, le geste reflète néanmoins une tendance inquiétante, qui prend de l’ampleur aux États-Unis depuis trois ans. Selon l’Association des bibliothèques américaines, les appels à la censure de livres jeunesse ont atteint l’an dernier un sommet inégalé.

Le plus récent rapport de PEN America1 prévient que « la liberté de lire est menacée aux États-Unis, en particulier dans les écoles publiques ». Pendant l’année scolaire 2022-2023, l’organisme a enregistré 3362 cas de livres retirés des salles de classe et des bibliothèques. La plupart des œuvres traitaient d’enjeux liés à la race, au sexe ou à l’identité de genre.

Le vent a donc tourné. Il n’y a pas si longtemps, on s’inquiétait de la culture du bannissement promue par une certaine gauche. En 2021, des milliers de livres avaient été retirés des écoles francophones de l’Ontario2. Au nom de la réconciliation avec les peuples autochtones, des albums de Tintin, de Lucky Luke et d’Astérix avaient été brûlés dans une « cérémonie de purification par les flammes »…

Désormais, c’est la droite qui veut interdire les livres jeunesse qui lui déplaisent. Aux États-Unis, elle est d’une redoutable efficacité. Les militants, qui se présentent comme des défenseurs des droits des parents, mettent sur pied des comités, financent des campagnes électorales, « paquetent » des assemblées scolaires…

Bref, ils transforment les écoles en champs de bataille.

C’est loin d’être anodin. Au cœur des guerres culturelles qui n’en finissent pas de déchirer les États-Unis, il y a ce que les Américains décident d’enseigner, ou pas, à leurs enfants.

Dans trois dizaines d’États, on rédige actuellement des lois pour empêcher les jeunes d’en apprendre davantage sur l’histoire de leur pays ou sur leur propre identité sexuelle. On élabore des règlements visant à punir les bibliothécaires qui chercheraient à préserver leurs collections. On suggère le congédiement ou, pour les plus récalcitrants, la prison.

Le cachot, rien de moins, pour avoir voulu protéger des livres…

Ça se passe en 2024, aux États-Unis. C’est peut-être moins spectaculaire, mais c’est bien plus grave qu’un lance-flammes entre les mains d’une candidate trumpiste du Missouri.

Ceux qui font campagne pour retirer des livres des rayons affirment vouloir « redonner le contrôle aux parents ».

Mais les parents n’ont jamais perdu le contrôle. C’est à eux de superviser les lectures de leurs enfants. Ils jugent que la bibliothèque est un endroit dangereux ? Qu’ils en empêchent l’accès à leurs rejetons. Mais qu’ils ne s’attaquent pas à des livres qui pourraient servir à d’autres.

À des enfants confus par rapport à leur identité de genre, par exemple. « En clinique, il y a des gens qui me disent : je n’ai pas eu de modèle en grandissant, moi, pour savoir ce que c’était, être non binaire ou être une personne trans », relate Myriam Daguzan Bernier. Un livre bien fait peut aider ces jeunes à mieux se comprendre eux-mêmes.

Et ça, ce n’est quand même pas rien.

La bonne nouvelle, dans cette histoire, c’est que l’Assemblée nationale du Québec a condamné à l’unanimité3 le geste de Valentina Gomez. « Il fallait qu’on réitère le consensus québécois contre cette dérive conservatrice qu’on voit aux États-Unis, a expliqué le député solidaire Sol Zanetti, après avoir déposé la motion. On ne peut pas juste la laisser aller sans rien dire, parce que sinon, cette forme d’ignorance et de violence, ça pourrait se répandre. »

Fort heureusement, on n’en est pas là, au Québec. Les politiciens de tous les partis s’élèvent contre la censure. Il faut le saluer. Mais les débats identitaires qui déchirent les États-Unis finissent trop souvent par nous rattraper – et ce n’est pas sans conséquence, ces jours-ci, pour les jeunes LGBTQ+ québécois. « Ce qui les met en danger, regrette Myriam Daguzan Bernier, c’est surtout l’incompréhension et l’ignorance. »

Et pour combattre cette ignorance, rien de mieux que de lire des bouquins, beaucoup de bouquins.

1. Consultez le rapport de PEN America (en anglais) 2. Lisez la chronique « Une odeur de cendres et de barbarie » 3. Lisez l’article « L’Assemblée nationale condamne des “épisodes de censure” »