Ils ont brûlé des livres.

Ils ont expliqué que c’était une « cérémonie de purification par les flammes ». Les cendres des livres bannis de leurs bibliothèques scolaires ont servi d’engrais pour planter un arbre et « tourner du négatif en positif ».

Ils ont fait ça, disent-ils, « dans un but éducatif ».

Ils ont brûlé des livres. Des romans. Des bandes dessinées. Des encyclopédies. Des biographies. Ils les ont jetés au feu.

Comment n’ont-ils pas réfléchi au message que leur geste fou allait renvoyer à la population ?

Quand des livres brûlent, on ne pense pas à une cérémonie de purification. On pense à Fahrenheit 451. On pense à autodafé des livres d’auteurs juifs, communistes ou dégénérés par les nazis. On pense à Franco en Espagne. À Pinochet au Chili. Aux talibans en Afghanistan.

C’est à tout ça qu’on pense, quand des livres brûlent.

Pas à « tourner du négatif en positif ».

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Une enquête de Radio-Canada a révélé mardi1 que près de 5000 livres jeunesse avaient été retirés des bibliothèques de 30 écoles francophones du sud-ouest de l’Ontario. Ils ont été jetés, parfois même brûlés, dans un geste de « réconciliation avec les peuples autochtones ».

Des albums de Tintin, de Lucky Luke et d’Astérix font partie du lot. Ils ont été mis à l’Index. Il n’y a pas d’autre façon de le voir, pas d’autre façon de le dire.

Je suis tout à fait d’accord avec l’idée de dépoussiérer nos bibliothèques scolaires et d’enseigner aux enfants une version moins glorieuse – et plus juste – de l’histoire du Canada. J’admets volontiers que le stéréotype des bons cowboys et des méchants Indiens a fait son temps. Mais il y a la manière.

Le « comité d’évaluation » du Conseil scolaire catholique Providence, en Ontario, a tout jeté dans le même panier, pour ne pas dire dans la même poubelle.

Il ne s’agissait pas d’œuvres intrinsèquement racistes. Le comité a retiré des encyclopédies pour des mots qui avaient mal vieilli, des bandes dessinées pour des dessins qui n’étaient pas assez représentatifs des Autochtones, des romans jeunesse qui ne passaient pas le test de cet obscur tribunal de l’Index.

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Bibliothèque et Archives Canada n’a que du bon à dire de L’affaire du collège indien. Son auteure, Sylvie Brien, y « aborde avec justesse le sujet des pensionnats où les jeunes autochtones, arrachés à leur famille, étaient éduqués loin de leurs parents et de leurs traditions ».

Pourtant, le roman jeunesse est passé à la trappe, lui aussi.

La conquête de l’Ouest a été retiré à cause du mot « conquête » dans le titre. Le comité d’évaluation, pardon, le tribunal de l’Index, a jugé qu’on voulait « rabaisser une population ».

On a banni un livre de bricolages, du genre : « Fabriquez votre propre coiffe de chef, les enfants ». C’était de l’appropriation culturelle.

On a retiré une biographie de l’explorateur Étienne Brûlé pour « fausse information historique ». Les auteurs, diplômés en histoire, s’étaient pourtant inspirés d’une thèse de doctorat de l’archéologue Bruce G. Trigger pour l’écrire. Leur travail de recherche avait été rigoureux.

Tant pis. Le tribunal de l’Index a décidé que c’était du toc.

On a même banni une légende racontant la vie des Micmacs sous prétexte que les auteurs… n’étaient pas eux-mêmes micmacs !

Pour ce frileux tribunal, les fictions qui mettent en scène des personnages autochtones doivent être écrites par des auteurs autochtones, faute de quoi elles sont bonnes à être jetées aux ordures.

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« Jamais à propos de nous sans nous. »

C’est ce qu’a expliqué Suzy Kies au journaliste Thomas Gerbet, de Radio-Canada. Un livre sur les Autochtones ne devrait jamais être écrit par un non-Autochtone, selon elle, à moins qu’un Autochtone ait révisé l’œuvre ou y ait collaboré.

Suzy Kies est la « gardienne du savoir » autoproclamée qui a accompagné le Conseil scolaire dans sa grande épuration littéraire. Elle se présente comme une Autochtone urbaine d’ascendance abénaquise et montagnaise.

Le Conseil scolaire qui l’a embauchée affirme qu’elle possède « des connaissances approfondies sur plusieurs différentes nations autochtones ».

Suzy Kies n’a pas répondu à ma demande d’entrevue. À Radio-Canada, elle a raconté avoir mémorisé les connaissances transmises oralement. Selon elle, cette méthode est plus fiable que les archives écrites, eurocentristes.

« Je suis la petite-fille des pins, je viens du territoire de la confédération Wabanaki et je suis du clan de la tortue », commence-t-elle dans une vidéo où elle explique la cérémonie de purification par les flammes.

Jacques T. Watso n’en croit pas un mot.

Administrateur au Grand Conseil de la Nation Waban-Aki, il a vérifié les listes des membres de deux bandes abénaquises au Québec. Le nom de Suzy Kies n’y figure pas. « Elle n’est pas Abénaquise », tranche-t-il.

Sur Facebook, l’ethnologue huronne-wendat Isabelle Picard s’emporte contre cette « mascarade ». À propos de la cérémonie de purification par le feu, elle écrit : « C’est bien peu connaître nos cérémonies et en avoir peu de respect. »

Et, en s’adressant à Suzy Kies : « La réconciliation, chère madame, ne se fera certainement pas de cette façon. »

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Justin Trudeau a déclaré mardi qu’il n’était « pas d’accord personnellement » avec les autodafés de livres, tout en prenant soin d’ajouter que ce n’était pas à lui de dire aux Autochtones ce qu’ils devaient faire ou comment ils devaient se sentir.

Ça tombe bien, c’est pour cette raison précise qu’existe la Commission des peuples autochtones du Parti libéral du Canada.

Pour permettre aux leaders de ce parti politique d’écouter ce que les Autochtones ont à dire. Pour leur permettre de comprendre comment ils se sentent.

Et qui est la coprésidente de cette commission ?

Je vous le donne en mille. Suzy Kies.

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Je ne dis pas qu’il n’existe aucun préjugé envers les Autochtones dans les livres – ou dans la société. Il y en a, à la pelle. On le sent bien, le temps est venu de réviser ce qu’on nous a appris sur les bancs d’école.

Et peut-être, surtout, ce qu’on ne nous a pas appris.

Mais ce n’est pas en brûlant des livres ni en déboulonnant des statues qu’on réussira à faire ce douloureux travail d’introspection. Plutôt que de chercher à effacer l’histoire, il faut la mettre en contexte.

Il faut s’ouvrir, s’informer. Lire des reportages de fond, comme celui, remarquable, de ma collègue Fanny Lévesque2, publié mardi en manchette de La Presse. Elle y raconte l’histoire d’enfants autochtones morts après avoir été admis à l’hôpital, au Québec, dans les années 1960.

Leurs parents n’ont jamais revu leurs corps. Après toutes ces années, ils ne savent même pas s’ils sont vraiment morts.

Il faut écouter ces histoires-là, même si elles sont pénibles à entendre, même si nos ancêtres n’y paraissent pas toujours bien. Il faut écouter les histoires que les Autochtones se tuent à nous raconter depuis trop longtemps.

Mais il ne faut pas brûler des livres.

Brûler des livres, ça ne règle rien, ça ne purifie rien. Au contraire. Ça pollue l’air ambiant. Ça laisse flotter une odeur de cendres et de barbarie.

1. Lisez « Des écoles détruisent 5000 livres jugés néfastes aux Autochtones, dont Tintin et Astérix » 2. Lisez « Enfants autochtones disparus et morts : “On veut trouver la vérité'' »