Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous.

Quand on parle de polarisation, on pense tout de suite à la distance qui se crée entre des positions opposées. On pense à des opinions qui s’éloignent, qui se radicalisent, qui empêchent tout débat.

C’est exactement ce qui se passe depuis quelques années, on le voit bien. Les positions sont de moins en moins grises : elles sont noires ou elles sont blanches, particulièrement sur les réseaux sociaux, où on s’envoie promener à « tweet » que veux-tu.

Mais il y a plus pernicieux encore avec ce clivage ambiant : notre difficulté croissante ne serait-ce qu’à tendre l’oreille à la position contraire à la nôtre.

C’est une chose d’être en désaccord avec son prochain. La divergence de points de vue est saine et normale. C’est même par le choc des idées que jaillit la lumière.

De tout temps, on a débattu, on a argumenté, on s’est obstiné, et grand bien nous en a fait. On a le droit à nos opinions, à nos convictions et même à la fermeté de nos positions… pourvu, cela dit, qu’on soit capable d’accueillir et d’entendre la position de notre vis-à-vis pour l’évaluer, l’analyser, la juger à son mérite, voire pour la démonter.

Et c’est ce qui semble le plus manquer au débat public ces temps-ci : l’humilité intellectuelle.

Dans son tout récent livre Les déchirures, l’essayiste Alex Gagnon démontre de belle façon le lien qui existe entre cette crispation des opinions et le sursaut identitaire qu’on observe un peu partout.

Gagnon fait valoir que nous sommes piégés, en quelque sorte, par nos identités idéologiques : je pense à gauche, donc je pense ceci de tel débat. Point. Sans plus de réflexion sur l’enjeu, la pertinence des positions, la force des arguments des uns et des autres.

C’est ainsi, note Gagnon, que la polémique est souvent beaucoup moins un dialogue ou un débat qu’un exercice de classement par lequel on classe les autres en se classant soi-même.

Un exemple récent. Si on est de gauche et qu’on a une sensibilité environnementale, on a de fortes chances d’être contre l’usine de Northvolt, car les écolos s’y opposent. Et si on est de droite, on risque d’être pour la construction. Et on évacue, d’un côté comme de l’autre, toutes les nuances de vert de ce débat très contemporain qui va de la protection des milieux naturels au nécessaire virage électrique.

Nous adoptons ainsi des postures liées au camp auquel nous nous identifions, nous nous enfermons dans notre famille de pensée, sans oser remettre en question nos positions, et surtout, sans vouloir donner raison à ceux qui voient les choses différemment.

Aux États-Unis, on parle de tribalisme. En France, d’« archipellisation »1 d’une société divisée en îlots, ou encore, de « netflixation »2 de la vie des idées, avec des opinions « à la demande », dans des créneaux de sens qui ne communiquent plus entre eux.

Différentes expressions qui mènent à un constat : on s’éloigne, on évacue les arguments contraires, on cesse d’accorder le bénéfice du doute à celui qui pense autrement. Bref, on ne prend même plus la peine d’écouter ce que l’autre a à dire.

Je vous en glisse un mot en ce début d’année, car je sens poindre une volonté croissante de renouer avec le dialogue. Je note même une multiplication des appels à plus d’ouverture et d’humilité dans le débat, sur la place publique comme dans la sphère privée, avec son prochain, avec ceux qui s’obstinent, avec ceux qui ne pensent pas comme nous.

C’est ce que je lis dans l’essai d’Alex Gagnon, par exemple. De même que dans Éloge du recul de David Crête, et dans Le courage de la nuance de Jean Birnbaum.

C’est ce que je lisais récemment sous la plume de Mario Girard3 et sous celle du professeur Frédéric Morneau-Guérin, dans Le Devoir4.

C’est aussi la volonté, à La Presse, où on mise plus que jamais sur le dialogue et le pluralisme d’idées, en valorisant les échanges respectueux entre ceux qui pensent différemment, en présentant l’éventail de points de vue qui s’exprime sur la place publique, en vous permettant de réagir à nos publications.

On publie d’ailleurs tout autant les collaborations et lettres ouvertes qui appuient les textes d’opinion du journal que celles qui s’y opposent, dans cet esprit d’écoute du point de vue contraire. Même les positions qui nous attaquent, d’ailleurs : pensez à Boucar Diouf, qui nous a critiqués pour avoir accordé trop d’importance au fils de Jean Charest5, ou à Maxime Pedneaud-Jobin, qui nous estime incapables de prendre la critique (dans un texte que nous publions sur nos propres plateformes)6.

L’objectif est de susciter la réflexion. Une réflexion qui peut seulement se faire si nous revenons collectivement à la notion d’échange et de dialogue, ce qui nous forcerait à nous arrêter, à écouter ceux qui ne pensent pas comme nous, à soupeser, à nous faire une tête. Et parfois, à nous rendre compte que nous sommes d’accord avec une personne sur un sujet, mais pas sur l’autre, ce qui nécessite de l’écoute, de l’ouverture et de l’humilité.

Précisément ce que je nous souhaite collectivement en 2024. Et je profite de ces derniers jours de janvier pour vous souhaiter à vous, chers lecteurs, une bonne année, sous le signe de la discussion, de la raison et de la réflexion.

1. Jérôme Fourquet, L’archipel français

2. Eugénie Bastié, La guerre des idées

3. Lisez « Sommes-nous encore capables de discuter ? », de Mario Girard 4. Lisez « Le péril social de la diversité d’opinions », de Frédéric Morneau-Guérin 5. Lisez « La “domocratie” et le culte du chromosome Y » de Boucar Diouf 6. Lisez « Les médias doivent se remettre en question » de Maxime Pedneaud-Jobin

Appel à tous

Et vous, pratiquez-vous l’humilité intellectuelle ? Cherchez-vous à écouter la position contraire à la vôtre ? Lisez-vous des livres qui bousculent vos opinions ? Essayez-vous de comprendre les points de vue que vous ne partagez pas ?

Écrivez-moi