Et puis, comment s’est passé votre temps des Fêtes ? La dinde était-elle juteuse ? L’échange de cadeaux pas trop décevant ? Comment ont été les discussions autour de la table ?

L’obstination de Trump, les négociations du Front commun, la réforme de la santé, le nombre croissant de vaccins, le conflit israélo-palestinien, le documentaire sur Depardieu, le livre de Catherine Dorion… De beaux petits sujets que plusieurs ont sans doute voulu éviter de peur de briser la fameuse magie de Noël.

J’ai l’impression que les « sujets à éviter » arrivent plus facilement depuis quelque temps. J’y ai beaucoup réfléchi ces derniers jours. Et j’arrive à la conclusion que ce ne sont pas les sujets eux-mêmes qui sont le problème. Ce n’est pas non plus la vague de rectitude politique ou de wokisme qui nous les fait mettre de côté.

C’est plutôt notre incapacité à les aborder et à en débattre correctement. Nous ne savons plus comment défendre nos idées dans le fort bruit ambiant. Bref, les discussions dérapent, le ton monte et un dialogue de sourds s’installe.

Je ne suis pas le seul à penser ça. Le hasard a fait que je suis tombé durant les Fêtes sur une excellente entrevue avec Clément Viktorovitch, politologue et expert en rhétorique de Sciences Po Paris, dans le quotidien suisse Le Temps.

Selon cet expert, l’habitude que nous avons de fréquenter les réseaux sociaux nous empêche de bien discuter ou débattre. Les algorithmes nous renvoient souvent des contenus qui nous confortent dans nos idées. On en vient à être exposés aux mêmes opinions, aux mêmes analyses.

Lorsqu’on doit défendre une idée sur les réseaux sociaux, on le fait dans le chaos, l’urgence et avec des phrases rédigées à la va-vite. Il est donc normal qu’au moment de se retrouver avec des amis, présents en chair et en os, on ait du mal à retrouver les principes d’un vrai débat et le ton approprié.

Selon Clément Viktorovitch, le problème est que nous avons trop tendance « à entrer dans les débats en focalisant toute notre attention sur la position que nous avons à cœur de défendre ». Et moi ! Et moi ! Et moi ! Bref, « nos débats tendent à devenir des combats », dit-il.

Je me suis entretenu avec David Crête, professeur de marketing et d’éthique de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Il croit que plusieurs facteurs expliquent notre éloignement du débat. Mais d’abord et avant tout, il faut blâmer l’émotion, celle qui guide entièrement le monde actuel.

Il faut ramener plus de raison dans notre réflexion. Nous connaissons des enjeux très importants et nous avons tendance à mettre de côté ce qu’on appelait l’entendement. L’émotion nous fait réagir promptement, parfois dans une certaine violence.

David Crête, professeur de marketing et d’éthique de l’Université du Québec à Trois-Rivières

David Crête cite une enquête de chercheurs néerlandais qui a analysé les éditions du New York Times de 1850 à nos jours. Grâce aux nouvelles technologies, on peut maintenant faire ce qu’on appelle de l’« analyse de sentiments ». Les chercheurs ont découvert que plus les décennies ont défilé et plus on s’est détaché de la raison. Ils ont observé un nombre croissant de mots faisant appel aux émotions.

Dans ce contexte, David Crête a développé une pensée qu’il déploie dans un ouvrage publié récemment, L’éloge du recul. « Nous vivons dans un monde de divertissement qui nous plonge continuellement dans l’émotion. Quand on doit tenir un discours qui fait appel davantage à la nuance, on est à contre-courant. »

David Crête aimerait que les jeunes apprennent l’utilisation de la raison, de l’analyse et du jugement. « Il faut obliger les élèves à réfléchir, les pousser dans leurs derniers retranchements. La pensée critique, ça s’apprend. C’est une technique. »

Pour bien débattre, il faut se nourrir, il faut s’abreuver à toutes les sources, même celles qui vont à l’encontre de nos propres idées. Il faut être capable de penser contre soi-même. Et ça, peu de gens osent le faire. Nous avons notre routine de lecture, nos chroniqueurs et éditorialistes préférés. On leur pique une idée et le tour est joué. Le hic, c’est ce que ces personnes pensent pour nous.

« À force d’écouter ces gens, on devient vulnérable, pense David Crête. On se sent facilement menacé quand quelqu’un arrive avec une idée contraire. On manque d’arguments. Il faut apprendre à être moins spectateur et plus acteur de sa propre pensée. »

Au printemps dernier, Martin Desrosiers, auteur et professeur de philosophie au collège Jean-de-Brébeuf, a publié un texte fort intéressant sur le sujet dans Le Devoir. Il y allait de quatre règles pour maîtriser l’art de discuter ou de débattre : maintenir ses idées à distance, accueillir la contradiction, douter de tout (surtout de soi) et, finalement, bien choisir ses interlocuteurs.

Il a raison au sujet de ce quatrième conseil. Pour bien débattre, il faut avoir en face de soi de bons débatteurs, des gens qui ne sont pas au ras des pâquerettes, mais qui ne volent pas trop haut non plus.

Car, comme dirait l’autre : « Élever très haut le débat est une façon de le perdre de vue ! »

Éloge du recul

Éloge du recul

Carte blanche

176 pages