Chaque vendredi, nous revenons sur la semaine médiatique d’une personnalité, d’une institution ou d’un dossier qui s’est retrouvé au cœur de l’actualité

On dit que l’école transmet des savoirs essentiels. Si c’est le cas, devrait-on considérer l’éducation comme un service essentiel au même titre que les soins de santé et les services sociaux lorsqu’il y a un conflit de travail ?

C’est une question qui revient sur le tapis maintenant que les négociations dans le secteur public sont sur pause, jusqu’à ce que les syndiqués se prononcent sur les ententes de principe.

Les enfants sont de retour à l’école depuis mardi et malgré le plan de rattrapage présenté par le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, pas mal tout le monde s’entend pour dire que la grève (une vingtaine de journées sans école pour certains jeunes) laissera des marques.

Les élèves qui fréquentent le public accusent un retard sur les élèves du privé. Et certains enfants parmi les plus vulnérables ne pourront pas rattraper les retards accumulés.

Est-ce qu’on aurait pu éviter ou réduire ces conséquences en assurant des « services essentiels » durant la grève ?

Une fausse bonne idée

Je l’avoue, en commençant ma recherche pour cette chronique, j’étais convaincue que c’était une très bonne idée. Je le suis pas mal moins après avoir échangé avec deux experts en éducation.

Le premier, Bruce Maxwell, me le dit d’emblée : ce n’est pas la solution.

Professeur à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, il a une formation en philosophie de l’éducation et s’intéresse, entre autres, aux questions éthiques et juridiques dans ce domaine.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Les élèves qui fréquentent le réseau public accusent un retard sur les élèves du privé. Et certains enfants parmi les plus vulnérables ne pourront pas rattraper les retards accumulés, selon notre chroniqueuse.

« Il faut réfléchir en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant tel qu’il est défini dans la Convention relative aux droits de l’enfant », me précise-t-il.

Rappelons que ces principes adoptés par l’ONU sont utilisés par les États pour analyser toute politique qui touche à la vie des enfants.

« Un service dit essentiel est un service dont l’absence peut causer des dommages graves, explique M. Maxwell. Si on prend l’éducation dans le sens d’instruction, il ne s’agit pas d’un service essentiel. Ce ne sont pas quelques jours ou quelques semaines sans classe qui constitueront un dommage. Le processus d’éducation d’un individu est long et s’étend sur des années. Ce serait de mauvaise foi de dire que le dommage est irréparable. »

Mais attention, M. Maxwell parle ici d’enfants dans la moyenne, qui vont bien à l’école. Il tient un tout autre discours quand il s’agit d’enfants vulnérables ou d’enfants qui éprouvent des problèmes d’apprentissage.

Dans ces cas-là, un manque de supervision adéquate EST considéré comme un dommage grave. « C’est pour cette raison qu’à une certaine époque, les écoles de la [Commission scolaire de Montréal] restaient ouvertes lors de tempêtes de neige, me rappelle-t-il. On voulait éviter que de jeunes enfants issus de milieux défavorisés, dont les parents n’avaient pas le choix d’aller travailler, restent seuls à la maison sans surveillance. »

Ce règlement a changé depuis, mais on pourrait sans doute invoquer les mêmes motifs pour offrir des services aux enfants vulnérables en temps de grève.

Il est indéniable que pendant la grève, il y a des enfants qui étaient en danger par manque de surveillance.

Bruce Maxwell, professeur à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal

Sans compter que les jeunes en situation précaire auront de la difficulté à rattraper les retards causés par cette grève. Et que les gains qui ont été faits en début d’année se sont probablement perdus.

« Les enfants vulnérables qui ont des besoins spéciaux nécessitent un suivi continu », insiste le professeur. Sans étendre la loi sur les services essentiels à l’éducation, il faudrait donc penser à offrir des services à ces jeunes en tout temps.

Les trois vitesses de l’école

J’ai ensuite discuté avec Marc-André Éthier, professeur dans la même faculté. Spécialisé en didactique, M. Éthier est directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE). Il a également codirigé plusieurs ouvrages, dont Les fondements de l’éducation : perspectives critiques, aux éditions MultiMondes. Tout ça pour dire qu’il a une excellente connaissance du milieu et de ses enjeux.

Comme son collègue, il ne pense pas que l’éducation doive être considérée comme un service essentiel en temps de grève. Il ne s’appuie pas sur des recherches précises, tient-il à me préciser, il me livre son opinion.

Bien qu’il juge l’éducation essentielle dans la vie, il ne croit pas que de l’encadrer juridiquement changerait quoi que ce soit aux malheurs de l’école.

« Inclure l’éducation dans la loi sur les services essentiels ne changera rien à la cause des problèmes de l’école », dit-il.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Le problème en éducation, c’est le système à trois vitesses (les écoles privées, les programmes particuliers du réseau public, puis les classes ordinaires des écoles publiques), croit le professeur Marc-André Éthier.

Selon M. Éthier, le nœud du problème est beaucoup plus complexe que la pause forcée par la grève et ses conséquences. Le problème auquel il faut s’attaquer, c’est l’école à trois vitesses. Il faut aller au fond de cette question une fois pour toutes et ce n’est pas quelque chose qu’on peut faire dans un contexte de négociation.

Je suggère qu’il serait peut-être temps de tenir un grand sommet sur l’éducation, mais Marc-André Éthier n’est pas chaud à l’idée.

On sait ce qui ne va pas. C’est l’exode des bons élèves et des enseignants vers le privé, les ressources allouées, etc. Tant qu’on ne s’attaquera pas à cela, le reste ce sont des sparadraps.

Marc-André Éthier, professeur à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal

Le problème, ajoute M. Éthier, c’est que « le ministre Drainville ne croit pas à cette idée de système à trois vitesses, et ce, malgré des arguments très forts qui vont en ce sens. Ça devient donc une question politique ».

Je veux rendre justice aux deux chercheurs à qui j’ai parlé : j’ai résumé brièvement des propos qui étaient nuancés et qui tenaient compte de la complexité de la situation.

Mais il me semble clair que cette discussion nous ramène à la question que je posais dans une chronique publiée à la mi-décembre⁠1 : quelle valeur accordons-nous à l’éducation ? À quel point voulons-nous en faire un service exemplaire, démocratique, offert à tous, peu importe leur capacité à payer ?

Il me semble que c’est avant tout une question de valeurs et de principes dont il est question ici quand on parle de l’école comme étant « essentielle ».

Quand on jugera que l’éducation est vraiment une priorité, j’imagine qu’on se donnera collectivement les moyens pour ne laisser aucun élève derrière, quoi qu’il arrive. Pour l’instant, nous n’en sommes pas là.

Rectificatif :
Une version antérieure de ce texte mentionnait que Marc-André Éthier était président du Comité d’agrément des programmes de formation à l’enseignement. Il est plutôt directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE).

1. Lisez la chronique « Quelle valeur accordons-nous à l’éducation ? » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue