Pour beaucoup d’artistes, l’intelligence artificielle représente d’abord une menace. Celle de voir des robots leur voler leur rôle de créateurs. Or, notamment grâce au théâtre, l’art peut aussi contribuer à façonner l’avenir de cette technologie en pleine expansion, croient les auteurs Dominique Leclerc et Patrice Charbonneau-Brunelle.

On va parler bientôt d’intelligence artificielle à Montréal dans un endroit où ce sujet n’est généralement pas en vedette : un théâtre.

L’actrice et autrice Dominique Leclerc s’intéresse depuis longtemps à l’impact des technologies sur nos sociétés. Ces jours-ci, les développements de l’intelligence artificielle sont sur son radar alors qu’elle prépare une pièce qui sera présentée chez Duceppe en février et mars 2025, Une vie intelligente.

« Je me pointe dans plein de réunions où on dit que c’est une menace pour l’humanité et qu’il faut faire quelque chose. Moi, j’ai envie de me lever et de dire : “OK, mais qu’est-ce qu’on fait ?” », explique-t-elle en haussant le ton. Un peu comme si, tout à coup, elle était au micro, lors d’une des rencontres dont elle parle.

Mais elle est bel et bien devant moi, dans un local de répétition de la rue Fullum. Elle s’y trouve en compagnie de Patrice Charbonneau-Brunelle, son partenaire de création.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Patrice Charbonneau-Brunelle et Dominique Leclerc

C’est ce qu’on se demande avec le show : si l’heure est à l’action citoyenne, qu’est-ce qu’on fait ? Je ne dis pas qu’on va trouver la solution d’ici un an. Mais si on a 800 personnes avec nous chaque soir, j’espère qu’on va être capables d’activer quelque chose de cet ordre-là.

Dominique Leclerc, actrice et autrice

Pour la petite histoire : c’est l’Université de Montréal qui a approché le Théâtre Duceppe avec l’idée d’une pièce sur l’IA. Ce dernier a ensuite contacté les deux créateurs au début de l’automne 2022.

À l’époque, ChatGPT n’était pas encore connu du grand public. La démarche s’inscrivait plutôt dans le cadre de l’adoption de la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle.

Avant de rencontrer ces deux artistes, j’étais curieux de voir comment le monde du théâtre pouvait s’approprier ce sujet souvent déroutant. J’ai rapidement compris, en les écoutant, à quel point leur apport peut être pertinent.

Je me demandais aussi comment Dominique Leclerc allait aborder ce sujet, sachant que dans le cadre d’une performance théâtrale, elle s’est déjà fait implanter une micropuce.

« Elle est encore ici ! », lance-t-elle en pointant sa main droite. On y retrouve entre autres son certificat de mariage.

« C’est lié à mon premier spectacle. » Elle avait conçu, en 2017, une pièce de théâtre sur le transhumanisme, c’est-à-dire l’utilisation des technologies pour améliorer les humains.

La pièce était intitulée Post Humains, du nom de la compagnie formée quelques années plus tôt avec Patrice Charbonneau-Brunelle, Posthumains (en un seul mot).

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Notre chroniqueur, de dos, en entrevue avec Patrice Charbonneau-Brunelle et Dominique Leclerc

La compagnie se penchait donc à ses débuts sur le fait que « la technologie commençait à modifier la façon dont on va se définir intérieurement ».

En s’attaquant aujourd’hui de front au sujet de l’intelligence artificielle, elle défriche sensiblement le même terrain. Avec un point de vue forcément différent de celui des spécialistes de la question.

« Ça fait une dizaine d’années qu’on m’invite à me prononcer dans des conférences, souvent à côté d’experts, de chercheurs, de chercheuses qui ont des titres que ça prend 30 secondes à nommer. Et je me questionne toujours sur ma position. Parce que je me permets d’activer du sensible, de l’anecdote, des observations plus spontanées », dit Dominique Leclerc.

J’embrasse cette liberté permise par le théâtre et qui, je pense, peut être riche dans la réflexion.

Dominique Leclerc, actrice et autrice

Elle pense entre autres s’en servir pour donner la parole, sur l’intelligence artificielle, à tout un chacun.

« Je pense qu’il y a quelque chose d’extrêmement riche dans les intuitions de la population. Que les gens qui ne sont pas experts du domaine ont une parole qui est précieuse et qui est peut-être absente en ce moment parce que ce sont des données qui sont difficiles à comprendre », dit Dominique Leclerc.

Ce n’est pas qu’ils vont bouder les experts. Quelques jours après notre entrevue, ils allaient rencontrer Yoshua Bengio, une sommité mondiale en intelligence artificielle.

« On a envie d’entendre les experts se prononcer. Il le faut. Mais j’ai envie qu’on démocratise la réflexion. Qu’on donne aussi la parole à ceux qu’on entend moins dans les médias », explique la créatrice.

« C’est complètement en harmonie avec l’ADN de la Déclaration de Montréal, qui est reconnue à l’international et qui est vraiment partie de consultations citoyennes », ajoute Patrice Charbonneau-Brunelle, qui explique que l’idée du dialogue fait aussi partie de leur démarche.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Patrice Charbonneau-Brunelle

On aime beaucoup les discussions avec le public après les spectacles parce qu’il y a toujours des questions, des réflexions, des inquiétudes, de l’étonnement. Ça crée toujours un espace de dialogue super riche. C’est une de nos parties préférées dans nos spectacles.

Patrice Charbonneau-Brunelle, auteur

J’ai aussi voulu savoir s’ils ont peur de l’intelligence artificielle. Ils m’ont dit non. Sauf que…

« Ce n’est pas le futur qui me fait peur. C’est le présent. C’est l’absence de discussions. La première rencontre avec l’intelligence artificielle, on l’a déjà eue : c’est les réseaux sociaux ! Et on n’est pas arrivé collectivement à gérer ça correctement », souligne Dominique Leclerc.

« Ce qui me fait peur, c’est la course corporative qui fait en sorte qu’on n’est pas capable de s’arrêter pour prendre une respiration et que même s’il y a eu des lettres, des demandes de moratoire, ça ne sert à rien, poursuit-elle. C’est comme si on courait après quelque chose alors que personne ne comprend après quoi on court. C’est ça qui ne fait aucun sens. »

Ce qui tombe sous le sens, en revanche, c’est que le théâtre est en fin de compte un espace tout indiqué pour prendre une respiration et réfléchir aux enjeux soulevés par l’intelligence artificielle.

Consultez la page de la pièce sur le site de Duceppe Écrivez-nous ! Faites-nous part de votre point de vue