« Votre entente, on n’en veut pas. Retournez négocier. » Voilà le message qu’envoient de plus en plus de syndiqués à leur bureau de direction en assemblée générale.

De la FIQ à Airbus en passant par la Sûreté du Québec, de nombreux travailleurs ont en effet rejeté des ententes de principe pourtant négociées entre leurs représentants syndicaux et leur employeur récemment (voir capsule).

« Ce décrochage entre les exécutifs syndicaux et les membres s’observe ici, mais aussi en France, en Allemagne, aux États-Unis », dit Jean-Claude Bernatchez, professeur en relations de travail à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).

Que se passe-t-il dans le monde syndical ? Après avoir parlé à trois spécialistes des relations de travail et à trois syndicalistes, voici quelques pistes d’explication.

La « livre de beurre à 8 $ »

Caroline Senneville, présidente de la CSN, évoque le « contexte de la livre de beurre à 8 piastres » pour expliquer les ententes de principe rejetées. « Il y a la crise du logement, l’inflation. Si ton salaire augmente de X %, mais que ton loyer augmente de 30 %, ça met de la pression pour obtenir de bonnes conditions », dit-elle, rappelant que le marché de l’emploi actuel donne du pouvoir aux travailleurs.

« Les employés de la base veulent saisir le moment. Dans le domaine public, ils ne sont peut-être pas toujours conscientisés au fait que l’argent ne pousse pas dans les arbres », commente Diane Gagné, professeure en relations industrielles à l’UQTR. Selon elle, les bureaux de direction syndicaux, par leurs discussions avec la partie patronale, sont plus conscients des limites des employeurs. D’où ces comités de négociation qui disent être allés au bout de leurs capacités… sans que cela satisfasse les membres.

Mélanie Dufour-Poirier, professeure à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, évoque quant à elle un « effet domino » : quand des travailleurs obtiennent des conditions généreuses, cela incite les autres à vouloir la même chose. Autre point : des travailleurs qui ont fait la grève ne veulent pas l’avoir fait pour rien et s’attendent à des résultats.

On peut aussi penser que dans le secteur public, où de nombreux employés quittent le navire, certains n’avaient rien à perdre en rejetant une entente pour essayer d’améliorer leurs conditions, souvent non monétaires.

Les réseaux sociaux

Finie l’époque où les bureaux de direction syndicaux étaient la seule source d’information des membres. Aujourd’hui, les médias, tant traditionnels que sociaux, jouent un grand rôle. « Les membres reçoivent de l’information en dehors de la structure syndicale », résume le professeur Jean-Claude Bernatchez. « Les maudits groupes Facebook de membres ! », s’exclame un syndicaliste d’expérience, qui n’a pas voulu être nommé parce qu’il n’avait pas la permission de parler au nom de son organisation. « Les réseaux sociaux peuvent amener une extraordinaire cohésion et mobilisation, mais ils servent aussi de soupape de ventilation à bien du monde avec du vin rouge le samedi soir. »

En bref, ces outils donnent des voix aux plus contestataires, qui peuvent en convaincre d’autres.

Un manque de communication

Mélanie Dufour-Poirier, de l’Université de Montréal, tient à préciser que ce n’est pas le cas partout. Mais elle observe parfois un manque de « proximité » entre le bureau de direction et ses membres.

Quand un vote sur une entente de principe qu’on souhaitait voir ratifiée ne passe pas, il y a la possibilité que les membres ne se soient pas sentis entendus et pleinement représentés.

Mélanie Dufour-Poirier, professeure à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal

« Le grand problème des grandes centrales syndicales, c’est que les gens qui négocient à la table sont loin de la base », ajoute Diane Gagné, de l’UQTR. Elle souligne l’importance, tout au long d’une négociation, de tenir les membres informés des concessions qui se font. Sinon, le choc entre les attentes initiales et l’entente négociée peut être brutal.

Le manque d’engagement

La thèse n’a rien de glorieux pour ceux qui (comme moi !) s’impliquent dans leur syndicat. Mais Jean-Claude Bernatchez constate que les postes au sein d’un bureau de direction syndical sont plus difficiles à pourvoir qu’auparavant, les travailleurs priorisant leur famille et leur travail régulier. « Comme ces postes ne sont pas perçus comme très intéressants, les gens qui y vont, sans rien enlever à leur personnalité, n’ont pas nécessairement le leadership que ça prend pour mobiliser du monde », dit-il.

Un mal pour un bien ?

Un problème, les ententes de principe rejetées par les membres ? Pas aux yeux de Magali Picard, présidente de la FTQ.

Je vais peut-être vous surprendre, mais ce que ça nous dit, c’est que nos organisations démocratiques sont en santé.

Magali Picard, présidente de la FTQ

« Pendant des décennies, on s’est fait dire que les syndicats, c’étaient des gros bras. Que si tu n’étais pas d’accord, tu étais muselé. Que si on vote comme ça, tu votes comme ça. Je ne dis pas que c’était vrai, mais c’était une perception », dit-elle.

Selon elle, voir des membres rejeter en masse les recommandations de leur bureau de direction fait tomber ce mythe d’intimidation et de pensée unique – même si Mme Picard convient que des votes serrés compliquent la suite des choses et devraient déclencher des discussions.

« On peut dire que c’est dysfonctionnel et que ça fait échoir des ententes. Mais ça peut aussi être vu comme un signe de vitalité, confirme Mélanie Dufour-Poirier, professeure à l’Université de Montréal. Ça montre que les gens font entendre leur voix. »

Déconnectés, les leaders syndicaux ?

« Aujourd’hui, les grands dirigeants syndicaux ont pratiquement la même vie que les chefs d’entreprise. Ils ont des réunions, ils voyagent », dit Jean-Claude Bernatchez, rappelant le cas de la présidente de la FTQ, Magali Picard, qui s’était rendue à Dubaï pour la COP28 en pleines négociations du Front commun.

Selon lui, cette « déconnexion » éloigne les dirigeants de la base, ce qui peut conduire à des ententes qui ne satisfont pas les membres.

« On n’est pas déconnecté », se défend vigoureusement Mme Picard, que j’ai attrapée… au moment où elle se rendait visiter des syndiqués.

Mme Picard convient qu’elle siège à toutes sortes d’instances et qu’il ne manque pas de réunions à son agenda. Mais elle jure rencontrer des syndiqués au moins une fois par semaine.

« Hier, j’étais avec des gens du SCFP (Syndicat canadien de la fonction publique). Ce matin à 7 h, j’étais avec des gens d’Hydro-Québec. On a ce privilège d’être proche des gens sur le terrain. Ça fait en sorte que lorsqu’on fait notre lobby politique, lorsqu’on fait nos campagnes, on a un discours qui rejoint notre monde », soutient-elle.

Ces gros syndicats qui ont dit non

  • Ce mois-ci, les infirmières et les autres employés de la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ) ont rejeté à 61 % l’entente de principe négociée entre leur bureau de direction syndical et le gouvernement.
  • Le week-end dernier, les 1300 travailleurs d’Airbus à Mirabel ont voté contre une entente qui leur accordait des augmentations salariales de 22 % en cinq ans.
  • L’an dernier, les policiers de la Sûreté du Québec avaient dit non à des hausses négociées de 21 %.
  • Les 2100 agents de bord d’Air Transat ont massivement rejeté deux propositions (à 98 % et 82 %) avant d’en accepter une troisième en février dernier.
  • Les profs de la Fédération autonome de l’enseignement qui ont fait la grève l’automne dernier ont quant à eux accepté leur entente de principe à l’arraché (à peine 50,58 % d’entre eux ont voté en faveur).
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