C’est un périlleux exercice d’équilibriste que Montréal doit faire dans sa gestion des campements de sans-abri, depuis quelque temps.

Je parle de Montréal, mais je pourrais aussi citer Gatineau, Québec, Sherbrooke, Granby…

On apprenait mardi, sous la plume de Gabrielle Duchaine et Caroline Touzin, que les autorités de la métropole ont démantelé au moins 460 campements pour sans-abri cette année1. La majorité est située dans l’arrondissement central de Ville-Marie (420).

C’est quatre fois plus qu’en 2021.

Un chiffre énorme, et sans doute sous-évalué, puisque la compilation des statistiques varie d’un quartier à l’autre.

On parle surtout de petits regroupements de tentes, entre une et cinq, agglutinées dans des parcs, sous des ponts, dans des terrains vagues. Et d’autres, plus vastes, comme celui situé sous la structure bétonnée de l’autoroute Ville-Marie, qui a été démantelé en juillet au terme d’un processus judiciaire très médiatisé2.

L’enquête de mes collègues a permis de dresser pour la toute première fois un portrait de la situation. Les données, bien qu’incomplètes, montrent que le phénomène a explosé dans la métropole, signe d’une aggravation épouvantable des conditions de vie de nos plus « poqués ».

Ça peut jouer dur dans ces campements, avec la forte présence de drogues chimiques, les problèmes de santé mentale, les batailles fréquentes, les agressions sexuelles… Il y a aussi les risques d’incendie, posés par les chaufferettes de fortune, et cette possibilité, bien réelle, de mourir de froid.

C’est d’abord pour protéger la population itinérante que la Ville de Montréal démantèle autant de campements, s’est défendue mardi la mairesse Valérie Plante en conférence de presse.

Une question de sécurité publique, en bref. Ça se défend tout à fait.

Au-delà des statistiques, l’enquête de La Presse a mis en lumière un choc des visions dans ce dossier.

Plus précisément : les nuisances causées par ces campements sur leurs voisins devraient-elles peser dans la balance, au moment de les démanteler ? La professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal Sue-Ann MacDonald, interviewée par mes collègues, semble balayer cette considération.

Je la cite : « Mettre des gens dehors quand ils sont déjà dehors, c’est quoi le but ? Plaire aux autres résidants du quartier, aux commerçants ? »

J’aurais envie de dire que l’un n’exclut pas l’autre.

On peut s’inquiéter des risques (très concrets) encourus par les occupants de ces camps ET prendre en compte les impacts sur les riverains. C’est même le devoir des autorités municipales de veiller à l’ordre public.

J’ai reçu dans la dernière année plusieurs messages de Montréalais, surtout de Montréalaises, remplis d’empathie envers les itinérants, mais aussi de plus en plus inquiets de leur forte présence à deux pas de leur domicile et de leur lieu de travail.

Leur sentiment d’insécurité est bien réel et ne devrait pas être minimisé ni exclu de l’équation.

C’est donc sur cette mince ligne, entre la protection des sans-abri et celle de leurs citoyens et commerçants, que doivent naviguer les dirigeants de toutes les grandes villes québécoises. Les solutions diffèrent d’un endroit à l’autre. Mais un peu partout, on en vient à la conclusion que les campements présentent plus de risques que de bénéfices, à défaut d’un meilleur mot.

L’ex-maire de Gatineau, Maxime Pedneaud-Jobin, explique très bien le constat auquel il en est arrivé en 2015. Après un projet pilote de deux ans, qui avait permis de maintenir et d’encadrer un campement au centre-ville, son administration a dû se résoudre à le démanteler3.

Trop ingérable et dangereux, pour tout le monde.

La question qui tue, maintenant. Que faire avec les sans-abri une fois leurs campements démantelés ?

C’est le nerf de la guerre, le nœud du problème, et sans doute la raison pour laquelle les débats sont aussi acrimonieux autour de cette question.

Il manque de place, partout, pour les accueillir. Il manque aussi, et peut-être surtout, d’endroits adaptés pour héberger les plus marginalisés, par exemple ceux qui consomment chaque jour des drogues dures ou possèdent des animaux (plusieurs refuges les refusent). Ceux qui aboutissent le plus souvent dans les campements.

J’ai parlé mardi à des responsables d’organismes d’aide aux sans-abri. Plusieurs s’insurgent contre les démantèlements en série, mais déplorent surtout le peu « d’alternatives » aux campements. Ils sont à bout de souffle et excédés par l’absence de stratégie d’ensemble dans le dossier de l’itinérance.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Le PDG de la Mission Bon Accueil, Sam Watts

« Ça prend un plan, et présentement, on n’a pas de plan », m’a résumé Sam Watts, PDG de la Mission Bon Accueil.

Tout le monde s’entend pour dire qu’il faut construire plus de logements, et fournir les services sociaux qui viennent avec.

Mais d’ici à ce que le rythme réponde peut-être à la demande – on peut toujours rêver –, il faut toujours bien loger ces sans-abri. Maintenant.

Ottawa et Québec ont tous deux confirmé des investissements supplémentaires en itinérance, qui permettront notamment de racheter d’anciennes maisons de chambres et de bâtir quelques nouveaux immeubles. La Ville de Montréal installera aussi un refuge temporaire dans une ancienne résidence pour personnes âgées qu’elle vient d’acheter, à Verdun4.

Le bâtiment vacant a été converti en toute vitesse pour accueillir les sans-abri expulsés du Complexe Guy-Favreau. Il faut multiplier ce genre de conversions éclair, même temporaires, puisque la situation est pire que jamais dans les rues.

Une idée, comme ça. Montréal a un parc de presque 80 bâtiments vacants, qui lui appartiennent5. Pourrait-elle en convertir ne serait-ce qu’une poignée, au moins le temps de quelques hivers ?

L’administration affirme que non, mais plusieurs demandent à être convaincus – moi inclus.

1. Lisez le dossier « Une tente comme un chez-soi » 2. Lisez l’article « Autoroute Ville-Marie : le campement de sans-abri démantelé » 3. Lisez la chronique « Démantèlements : la moins mauvaise décision » 4. Lisez l’article « Itinérance : un refuge passera du centre-ville à Verdun » 5. Lisez l’article « Itinérance à Montréal : aucun bâtiment vacant de la Ville ne peut servir de logement »