Parmi les traditions québécoises perdues, celle du banc de quêteux m’interpelle particulièrement. Je m’en suis procuré un il y a 25 ans. À l’entrée de notre bungalow, il sert encore de tiroir à vieilles tuques et de support à derrière lorsque vient le temps d’enfiler nos bottes. Bien loin de son rôle traditionnel, ma banquette est surtout un tableau d’une page histoire devenue la mienne.

Dans la ruralité, le banc de quêteux servait à accueillir les mendiants et autres bourlingueurs sans attaches qui parcouraient le territoire et s’invitaient dans les maisons qui voulaient bien leur témoigner une certaine charité chrétienne. En échange du couvert et du gîte, ces voyageurs partageaient des contes, des anecdotes et des nouvelles de la région qu’ils avaient sillonnée.

On raconte que certains étaient aussi des travailleurs manuels capables d’aider à réparer des choses dans la maison en échange des services reçus. Mais, comme tous les bohémiens, le quêteux finissait par reprendre son bâton de pèlerin en laissant parfois à ses bienfaiteurs des poux en souvenir de son passage.

C’est pour éviter ce risque de contamination parasitaire qu’on les installait sur ce banc à l’entrée de la maison. Des conteurs d’aujourd’hui disent que certaines âmes charitables traçaient une ligne avec de la mélasse entre l’invité et le reste de la maison. Cette frontière collante servait à piéger et engluer les poux qui cherchaient à quitter son corps pour conquérir un nouveau territoire. Après le départ du mendiant, on décollait la mélasse et on nettoyait méticuleusement le portique où il avait passé la nuit.

Évidemment, la frontière entre le conte et le mensonge étant très mince, il semblerait que ces histoires de mélasse soient aussi légendaires que celles que racontaient les quêteux pour impressionner leurs hôtes.

Comme dans la sélection naturelle de Darwin, les quêteux ont disparu pour laisser la place aux sans-abri et aux itinérants. Ces victimes du système sont devenues les signes de gros problèmes de société. Selon des chiffres rapportés par le ministère de la Santé et des Services sociaux, au Québec, il y aurait au moins 10 000 sans-abri dont la moitié résiderait dans le Grand Montréal.

Autrement dit, nous entamons la marche vers le très injuste modèle de société qu’on retrouve aux États-Unis. Chez ces voisins du Sud, même si les recensements sont difficiles à faire, deux chercheurs de l’Université Johns Hopkins ont estimé qu’il pourrait y avoir jusqu’à trois millions de sans-abri.

En d’autres termes, à l’intérieur d’une des plus prospères économies planétaires, il y aurait l’équivalent d’un petit pays de sans-abri.

Seulement à New York, certaines estimations avancent le nombre de 75 000 personnes. Un chiffre comparable à ce qui a poussé la Ville de Los Angeles à déclarer l’état d’urgence pour ce qu’elle considère comme une tragédie nationale et sanitaire avec son lot de dépendance, de violence et de problèmes de santé physique et mentale.

La cauchemardesque situation dans laquelle se trouvent les États-Unis gagnerait à nous servir d’avertissement. Malheureusement, cette évolution régressive du Québec est déjà en marche et sera bien difficile à endiguer. Si imparfait soit-il, depuis quelques années le modèle de partage de la richesse qui faisait le charme et la douceur de vivre ici craque de tous les bords et fait des victimes qui se retrouvent dans les rues.

Quand la qualité des services est bien loin de la part du fardeau fiscal demandé au contribuable pris à la gorge, la doctrine du « chacun pour soi », précurseuse de cette américanisation qu’on devrait tous redouter, n’est jamais loin.

Malheureusement, le Québec est arrivé à ce point de rupture et il sera très difficile d’inverser la tendance. En santé, en éducation, dans les services aux aînés, le logement et bien d’autres secteurs, les fissures sont nombreuses et les inégalités, de plus en plus préoccupantes, accouchent d’une nouvelle et très grande précarité.

Je commence à m’éloigner du banc de quêteux et je dois y revenir pour terminer un peu plus en douceur. Devenus de simples objets de curiosité qu’on achète chez les antiquaires et dont l’histoire intéresse surtout les médiateurs du patrimoine vivant et mes collègues de l’univers du conte, les bancs de quêteux ont été remplacés par les bancs de parc ou les bancs de neige, bien moins cléments et sans chaleur humaine.

Aussi, les visages des quêteux qui les utilisaient ne sont plus les mêmes. Ils englobent désormais ceux des nombreuses victimes des dérives de la mondialisation des économies et du néolibéralisme. Mis au ban de la société, ces exclus sont maintenant trop nombreux pour demander, l’espace d’une nuitée, de squatter des maisons. Aujourd’hui, ce sont les guignolées, les refuges, les soupes populaires et autres organismes de solidarité qui tendent la main à ces personnes vulnérables et les accueillent.

Le quêteux, c’est celui qu’on croise, le regard fuyant, lui tendant parfois une pièce, mais rarement l’oreille, c’est la victime de la crise du logement, c’est l’étranger qui se sent seul et oublié dans une terre qu’on lui disait d’accueil, et bien d’autres. Le quêteux, au fond, c’est celui qui nous tend la main pour briser sa solitude et à qui on devrait ouvrir son cœur pour mieux découvrir les joies des plaisirs solidaires.

Joyeux temps des Fêtes à vous !