J’ai passé une assez longue journée aux urgences avec l’amoureux, qui allait mal. Du matin au soir, il y avait des grévistes devant l’hôpital, et du matin au soir, j’ai entendu les automobilistes klaxonner pour les encourager, parce que j’allais fumer dehors, complètement stressée par la santé de mon homme.

Une femme innue m’a demandé une cigarette. Elle semblait sortie tout droit d’un roman de Michel Jean. Minuscule, les jambes maigres comme mes poignets, un visage sans âge qui rappelait pourtant celui d’une enfant, elle s’est retrouvée aux urgences à cause d’un mélange de substances, je n’ai pas tout compris, car elle passait de l’anglais à l’innu dans une même phrase. Elle ne savait pas où elle était, et voulait retourner dans un coin de Montréal où je ne pouvais la mener, n’ayant pas de voiture, et devant rester au chevet de l’amoureux. Elle incarnait tout ce que le privé n’ira pas aider.

Fascinante, cette grève du secteur public. De mémoire, il me semble que c’est la première où je sens beaucoup moins le cynisme de la part de la population.

Bien sûr, il y a toujours des râleurs, mais on dirait que de plus en plus de citoyens sont en train de comprendre que celles et ceux qui s’occupent de leurs enfants et de leurs vieux, et de leur santé entre les deux, sont en train de quitter le bateau. Oui, une grève fait souffrir, en premier les grévistes, mais comme on souffrait déjà du manque d’effectifs, on appuie cette grève pour éviter d’en baver davantage. Je pense aussi que nous sommes nombreux à nous demander si nous aurons des soins dans nos vieux jours, s’il restera du monde pour s’occuper de nous. Et je me pose de sérieuses questions sur la popularité de l’aide médicale à mourir.

Des décennies à entendre dire que les profs sont des privilégiés avec deux mois de vacances, et voilà où on est rendu : on ne se bouscule pas au portillon pour la profession, il y a plutôt un embouteillage pour trouver la sortie. Et qui envie la vocation d’infirmière, quand elle est forcée aux heures supplémentaires dans un système épuisé par la pandémie ?

Comme bien des petites filles, j’ai rêvé d’être infirmière ou professeure. On est inspiré par ce dans quoi on peut se projeter, et ces métiers traditionnellement féminins offraient des modèles qui sautaient aux yeux, quand venait le temps de répondre à cette question d’adulte : que veux-tu faire dans la vie ?

Professeur, plus particulièrement. Pour moi qui aimais l’école, c’était le plus beau métier du monde, et je persiste à croire qu’il l’est. L’apprentissage de la lecture, par exemple, a été si fondamental dans ma vie que je trouvais merveilleux d’avoir pour mission de transmettre un tel trésor. D’être ancrée pour toujours dans la tête de générations qui allaient se raconter un jour « Ha, madame Guy ! », ou, plus quétaine, se retrouver dans les remerciements d’un ancien élève qui gagne un prestigieux prix dans un gala – mais même les galas sont en train de disparaître.

Quand je croisais une ancienne camarade d’école devenue professeure, je la félicitais toujours et lui disais combien j’étais jalouse. Comme journaliste pigiste, j’acceptais des contrats alimentaires, tandis qu’elle formait le monde de demain. À mesure que les années ont passé, je recevais de moins en moins d’enthousiasme en retour, beaucoup plus des regards éteints. Assez pour me dire que le journalisme, finalement, semblait une avenue plus le fun, malgré la perpétuelle crise des médias depuis mon entrée dans le métier.

Une salle d’urgence bondée au mois de décembre offre un concentré de misère humaine. On voit du monde en crise ou salement amoché arriver en ambulance en devinant qu’on recule dans l’ordre des priorités. Il en arrache, ce système de santé, mais il y en a encore un. J’ai la chance d’avoir un médecin de famille extraordinaire, qui ne semble pas compter ses heures, et je suis inscrite depuis longtemps à une clinique de médecine familiale que je trouve exemplaire. C’est devenu rare comme de la marde de pape, on dirait.

J’ai plein d’amis qui perdent les uns après les autres un médecin de famille qui n’est pas remplacé, le point d’entrée essentiel pour beaucoup d’autres services. J’imagine que les plus fortunés vont au privé, et les autres, dans les urgences qui débordent.

Les gardiens de sécurité couraient régulièrement en raison de « codes blancs » – les gens sont plus agressifs depuis la pandémie. Je portais un masque, ça rappelait de mauvais souvenirs, parce que la COVID remonte et on passe des heures entourés de gens qui toussent. Je pensais à tous ces employés qui baignent dans les microbes à longueur de journée, moi, l’hypocondriaque. Celles et ceux qu’on appelait des anges gardiens il n’y a pas si longtemps et qui continuent de subir les contrecoups de la crise sanitaire. En plus d’une grève.

Que voulons-nous au juste ? Financer des millionnaires ou mieux payer les préposées et les infirmières ? Des baisses d’impôt ou des services publics ? Parce qu’on ne peut pas se faire élire mandat après mandat, peu importe le parti, en promettant des baisses d’impôt tout en maintenant les services publics.

Le problème est que les contribuables ont quand même l’impression de se faire saigner par le gouvernement, sans que rien ne s’améliore. Au contraire, ça se dégrade.

Il ne semble pas y avoir de vision ni de cohésion dans ce qui arrive en ce moment – et j’insiste, après le bouleversement profond d’une pandémie –, mais il y a une évidence. Les employées du secteur public qui sont au front présentement ne le sont pas seulement pour elles-mêmes, elles le sont pour tous ceux qui croient encore à un système public en santé, en éducation. À quelque chose pour tout le monde plutôt que seulement pour ceux qui en ont les moyens.

En tout cas, elles se sont bien occupées de l’amoureux, qui va mieux. Non seulement je les remercie, mais je les appuie aussi dans leur lutte.