Ça fait des années que j’écoute les profs. C’est un peu pourquoi j’écris sur l’école. Ça fait des années, aussi, que j’écoute des gens me dire que dans leur temps, Monsieur le chroniqueur, les enseignantes faisaient leur job sans se plaindre…

La plupart du temps, ces derniers n’ont pas mis les pieds dans une école depuis des décennies.

À ceux-là, il faut expliquer que l’école a changé… Et pas toujours pour le mieux. Il faut expliquer l’écrémage du privé et des programmes publics particuliers1, qui mènent à une surreprésentation d’élèves en difficulté dans les classes « régulières ». Il faut expliquer, des fois, ce qu’est une orthopédagogue…

Bref, enseigner au public en 2023, c’est lourd. C’est pourquoi tant de profs désertent le métier. C’est difficile à comprendre si on ne parle pas souvent aux profs.

Appelons-la Caroline. Son témoignage recoupe ceux que j’ai entendus de dizaines de profs depuis des années. J’aurais aimé écrire son véritable nom, mais juste au moment où j’écrivais la première ligne de cette chronique, elle m’a rappelé, en panique : Je veux pas que tu mettes mon nom dans La Presse, j’ai déjà vu que…

Caroline avait déjà vu que des enseignantes avaient été sanctionnées pour avoir décrit publiquement l’état souvent lamentable de l’école publique moderne, comme Kathya Dufault2. Les centres de services scolaires sont des bibittes souvent inutiles, mais elles sont très utiles pour faire fermer la gueule de leurs enseignantes.

Caroline, donc. Elle enseigne au secondaire depuis 25 ans, le français depuis 15. Elle appelle ça « le maudit français », singeant les élèves. Ben elle, Caroline, elle aime ça, le français, elle aime l’enseigner…

Mais depuis quelques années, remarque-t-elle, ça ne va plus, ça ne va plus du tout. Les élèves qui arrivent dans sa classe manquent de notions de base : « Qu’est-ce qu’un nom, un adjectif, un verbe, un déterminant ? Ils auraient dû apprendre ça au primaire. Souvent, ils ne savent pas. Alors on est pris, en secondaire 2, année d’un examen ministériel, pour revoir ça… Pendant qu’on a de la matière de secondaire 2 à passer. »

Elle me décrit une classe où la moitié des 28 élèves écoutent, mais où l’autre moitié est déconnectée : « Ils n’ont pas la base, comment veux-tu qu’ils suivent ? J’ai des élèves dont le dernier niveau réussi en français est la 4e ou 5e du primaire. »

Pourquoi ces élèves ont-ils « passé » au niveau supérieur, d’année en année ? Ou, meilleure question encore, pourquoi ces élèves n’ont-ils pas acquis les outils nécessaires pour arriver au secondaire et pouvoir distinguer un verbe d’un nom ?

Réponse : tout le système baisse la barre d’année en année. Il a plusieurs trucs, le système. Comme ça, le système a l’air moins fou3.

Les syndicats disent que les négos avec l’État achoppent en grande partie sur la « composition de la classe ». Quand on parle de « composition de la classe », c’est surtout d’élèves en difficulté d’apprentissage et qui ont des troubles de comportement qu’il est question. Mais il y a aussi tous ces élèves qui ne sont pas TDAH, mais qui ne comprennent tout simplement pas, justement…

Mais qui sont là, assis dans une classe de secondaire 2 avec des acquis de 4e année. Et qui vont finir par « passer ».

Quand les enseignantes en grève se plaignent de la composition de la classe, de classes où sont surreprésentés les élèves en difficulté, d’une façon jamais vue, elles disent aussi que ça finit par alourdir leur tâche de manière épuisante.

Caroline, encore : « Des corrections de textes de 300 mots qui autrefois me prenaient 15 minutes et qui en prennent désormais 30, parce que c’est souvent mal écrit. Je dois lire à voix haute pour comprendre. »

Pas grave, le système – le Ministère, les centres de services scolaires – va finir par en faire « réussir » plusieurs. C’est plus facile que de les outiller comme du monde dès le primaire.

Et c’est ainsi que les enseignantes s’épuisent : il y a les élèves en difficulté, oui, il y a ceux qui ont des troubles de comportement, oui… Mais il y a aussi le rattrapage qu’elles doivent improviser à la moyenne des petits ours, parce que tant de leurs élèves n’ont pas les notions de base.

Et c’est ainsi que des profs de cégep accueillent des jeunes fraîchement sortis du secondaire et font le même constat que Caroline dans sa classe de secondaire 2 : coudonc, ils n’ont pas le niveau4, ils font des fautes qu’on ne devrait plus faire au cégep, ils ne maîtrisent pas les règles de base…

Je cite un prof du niveau collégial, Nicolas Chalifour5 : « On a, dans nos classes qui nous arrivent du secondaire, et c’est fort comme expression, des analphabètes fonctionnels qui ont de la difficulté à percevoir l’ironie, par exemple, ou le sens figuré. Comment voulez-vous enseigner la littérature, la philosophie ? »

Je souligne une autre vérité de La Palice, en terminant : les élèves qui arrivent du privé, les enseignants du collégial les dépistent assez rapidement, pour une raison bien simple.

Ils ne sont généralement pas des analphabètes fonctionnels.

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