C’est fou ce qu’on peut accomplir en mettant bout à bout des restes de laine.

Ces jours-ci, les gens de Saint-Basile découvrent des « tricots urbains » qui habillent des arbres de la ville. Les motifs bariolés et multicolores mettent un peu de gaieté dans ces jours chiches en lumière.

Derrière ces décorations, on s’en doute, il y a des milliers d’heures de tricotage. Il faut y mettre beaucoup de minutie, si on a un peu de fierté. On ne veut pas laisser sortir son arbre habillé tout croche sur la rue principale.

« Tricoter, ç’a été une thérapie », me dit Huguette Coupal-Laliberté. À 87 ans, elle venait de perdre l’homme avec lequel elle a vécu pendant plus de 60 ans. Ça fait un vide. Elle avait hâte de retrouver sa gang de tricoteuses tous les dimanches sous la gloriette d’un parc, se raconter, rigoler, échanger des conseils techniques entre expertes.

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Suzon Huet, Marie-Josée Dumas – les tricots urbains étaient son idée – et Suzanne Loiselle

L’idée des tricots urbains était celle de Marie-Josée Dumas, du service d’horticulture de Saint-Basile-le-Grand. Elle avait vu ce genre de projets ailleurs et trouvait qu’en plus d’habiller « ses » arbres, ça pouvait tisser plus que des bouts de laine.

Elle a pris contact avec le Cercle de fermières local, qui a pris l’affaire en main.

Oui monsieur, le Cercle de fermières.

Il n’y a peut-être pas de fermières à Saint-Basile, mais il y a encore un « Cercle », comme un peu partout au Québec – y compris à Montréal.

Mme Coupal-Laliberté précise tout de même qu’avant de faire carrière comme enseignante, elle a vécu sur une ferme et sait traire une vache. Mais c’est à peu près ce qu’il y a de plus fort comme antécédent fermier dans ce groupe.

C’était au temps, pas si lointain, où Brossard était encore un vaste champ. À 16 ans, rue de la Pinière, elle enseignait dans une « école de rang » à 29 élèves des fermes environnantes. Vingt-neuf enfants de sept niveaux dans la même classe, dois-je préciser, à qui elle devait fournir les livres. On était en 1952.

« Ils nous payaient 100 $ par mois, pas d’impôt.

— Pourquoi pas d’impôt ?

— À seulement 100 $, ils étaient pas pour nous en enlever en plus ! »

On a parlé un peu de la grève. « Ça ne sera jamais facile, l’éducation. Mais maintenant, il faut éduquer les parents en plus… »

On a parlé du temps où les femmes prenaient non seulement le nom de famille, mais aussi le prénom de leur mari pour se présenter officiellement.

« Je vous dis qu’on a fait du chemin, nous les femmes. »

Je m’éloigne du tricot, me direz-vous, mais le tricot n’est jamais juste du tricot. C’est pas long qu’on se met à jaser de toutes sortes d’affaires, et c’est comme ça qu’on perd le fil.

Il n’y avait pas beaucoup de règles. Pour les motifs, c’était très free jazz. Pour la laine, il fallait ne rien acheter : on recycle le vieux stock. Remarquez, quand on prend les vieux restes de laine, veux, veux pas, ça fait des motifs free jazz et c’est parfait.

Quant aux Cercles de fermières, au cas où vous ne le sauriez pas, ces organismes regroupant plus de 26 000 membres au Québec se spécialisent entre autres dans la transmission des techniques artisanales du textile. Il y a donc là une expertise et une force de travail qui ne demandaient qu’à être mobilisées.

« J’étais attirée par les techniques de courtepointe », me dit Suzanne Loiselle, une enseignante retraitée. Hélas, ses talents de gestionnaire l’en ont vite détournée et elle est devenue présidente.

Fondés en 1915, les Cercles sont des regroupements qui avaient pour but « l’amélioration des conditions de vie de la femme et de la famille » et « la préservation et la transmission du patrimoine culturel et artisanal ».

À l’origine, le gouvernement poursuivait plusieurs buts. Les deux principaux, d’après un document de 1928 : « attacher la femme à son foyer en lui rendant agréable et facile l’accomplissement de ses devoirs d’épouse, d’éducatrice et de ménagère. Et garder à la terre nourricière nos garçons et nos filles en leur rendant la vie rurale plus attrayante et plus prospère ».

On voulait favoriser aussi l’éducation populaire, l’apprentissage de meilleures pratiques agricoles et le renforcement des liens de solidarité. Mais aussi « garder le contrôle sur les femmes, au moment où beaucoup s’en allaient travailler dans des filatures aux États-Unis, et les curés n’aimaient pas ça parce que les Américaines étaient moins contrôlées par l’Église… Disons que depuis, on assiste à un revirement total ! », dit Mme Loiselle.

Tout le groupe éclate de rire.

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Les membres du Cercle de fermières de Saint-Basile-le-Grand ayant participé à l’évènement

Aujourd’hui, les Cercles continuent à transmettre les techniques artisanales, et à voir le programme chargé – deux activités par jour –, il ne manque pas de bras.

Nous sommes fières de notre nom, nos racines sont à la ferme, on y est attachées. Il y a peut-être des techniques ancestrales qui seraient disparues sans les Cercles.

Suzanne Loiselle

Chaque année, elles montent une « expo cadeau » où les œuvres sont vendues. De l’argent est récolté pour diverses causes : OLO, Mira, refuges pour femmes, lutte contre l’itinérance.

À travers tout ça, elles ont gardé leur autre grande spécialité : « on brise l’isolement », dit Mme Loiselle. « Je me décris comme féministe, mais les Cercles n’utilisent pas le mot. On prend à cœur la situation de la femme en général. »

Des participantes lui ont écrit pour dire à quel point ce projet leur avait fait du bien. L’une a combattu son insomnie. L’autre relevait d’un deuxième cancer. Une autre encore s’est sortie d’une dépression.

« On parle de choses qu’on n’aborde pas ailleurs, sans déranger personne, sans jugement, me dit Suzanne Huet, une ancienne employée de banque. […] On se facilite la vie. »

Elles visaient 19 arbres, mais on en a habillé 39.

« Quand on travaille en équipe, on peut faire pas mal de choses, avec les talents de chacune. »

De belles choses, à part ça, je dirais.