Ces derniers jours, peut-être avez-vous entendu, comme moi, qu’Amélie Champagne avait dû se tourner vers les États-Unis pour obtenir un diagnostic de babésiose après des années d’errance médicale. On raconte que, pendant toutes ces années, une quantité astronomique de médecins québécois se sont obstinés à refuser de la croire et à la renvoyer à sa souffrance. Au bout de sa détresse, la jeune femme s’est jetée du haut d’une tour de condos de Montréal.

Dans les médias, on déplore que les médecins soient nombreux à faire preuve de la même incompétence auprès de Québécois atteints de la forme chronique de la maladie de Lyme. À en croire certains commentateurs, cet aveuglement collectif serait généralisé au sein de la profession médicale. « C’est une vraie problématique de santé publique ! », s’est ému un animateur de radio, la semaine dernière. À la télé, on ne cesse de nous présenter de nouveaux cas de malades incompris, désespérés.

Au terme de son enquête publique sur la mort d’Amélie Champagne, la coroner Julie-Kim Godin devra trancher une question délicate, mais importante pour la suite des choses : cette version de l’histoire est-elle la bonne ? La maladie de Lyme chronique mène-t-elle à la dépression, voire au suicide ?

N’est-ce pas plutôt l’inverse ? Les souffrances mentales et physiques de certaines personnes les poussent-elles à se croire, à tort, atteintes de ce mal mystérieux – un mal dont l’existence même1, sous sa forme chronique, fait l’objet d’âpres débats ? Des médecins au privé en profitent-ils pour vendre des traitements coûteux, inutiles et potentiellement dangereux ? Des groupes d’intérêt confortent-ils leurs membres dans leurs fausses perceptions ? Contribuent-ils, même, à les enfoncer dans la dépression ?

Je ne dis pas que c’est ce qui est arrivé à Amélie Champagne. La coroner Godin, qui reprendra son enquête publique en janvier, en tirera les conclusions qui s’imposent. Cela dit, les audiences qui se sont tenues la semaine dernière ont jeté une lumière crue sur ce qui me semble être une dangereuse dérive antiscientifique.

Dans les six mois précédant sa mort, Amélie Champagne a consulté deux médecins au privé, convaincue qu’elle était atteinte de la maladie de Lyme malgré trois tests sérologiques négatifs.

La première est Lyne Desautels, une omnipraticienne de la Rive-Sud. Elle a d’abord fait remplir un formulaire d’inscription à Amélie Champagne, dans lequel cette dernière a énuméré ses symptômes. Puis, lors d’une consultation par visioconférence – facturée 300 $ la demi-heure, ou 450 $ l’heure, a-t-elle précisé à la coroner –, la Dre Desautels a diagnostiqué deux bactéries, dont celle qui cause la maladie de Lyme. Un plan de traitement aux antibiotiques a été établi, avant que la patiente ne change de médecin.

Amélie Champagne s’est ensuite tournée vers Sophie Michaud. En décembre 2021, cette microbiologiste infectiologue a quitté son poste à l’hôpital Brome-Missisquoi-Perkins pour se joindre à une clinique privée de Bromont qui aspirait à devenir « la Mecque de la maladie de Lyme au pays », selon le journal local2.

À peine 15 mois plus tard, en mars 2023, la Dre Michaud a subitement pris sa retraite. « Je ne suffisais plus à la tâche, a-t-elle expliqué à la coroner. C’était rendu une pratique tellement lourde. […] J’étais toute seule, à contre-courant. Mon corps ne suivait plus. »

Selon trois sources au courant du dossier, le Collège des médecins du Québec (CMQ) s’apprêtait à déposer une plainte au conseil de discipline contre la Dre Michaud lorsque cette dernière a décidé de prendre sa retraite. Selon une lettre que j’ai pu consulter, le CMQ lui reprochait notamment l’utilisation prolongée de l’antibiothérapie auprès d’une patiente (qui n’était pas Amélie Champagne).

Considérant que, désormais retraitée, la Dre Michaud ne représentait plus un danger pour le public, le CMQ a choisi de ne pas déposer de plainte. Mais il rouvrirait son enquête si elle décidait de reprendre le collier en tant que médecin. Sophie Michaud n’a pas répondu à ma demande d’entrevue.

Au printemps 2022, c’est la Dre Michaud qui a commandé des tests aux États-Unis pour Amélie Champagne, auprès de l’un de ces labos privés aux tarifs élevés et aux résultats discutables – au point où l’Ontario et la Nouvelle-Écosse ont diffusé des avertissements par rapport à ces tests non standardisés, a souligné la microbiologiste infectiologue Mirabelle Kelly à la coroner, prévenant que « ce n’est pas parce que ça coûte quelque chose que c’est meilleur »3.

En juin 2022, l’un de ces tests s’est révélé positif à la babésiose, une maladie rarissime chez l’humain au Canada. La Dre Michaud a prescrit à sa patiente deux antibiotiques, du Biaxim et du Bactrim, ainsi que du Mepron, un antiparasitaire utilisé pour le traitement de la malaria. Ce cocktail d’antibiotiques administrés à long terme n’était pas sans risque. Dans plus de 10 % des cas, le Mepron provoque par exemple des maux de tête, de l’insomnie, de la dépression et des douleurs, a expliqué la Dre Kelly.

À partir du moment où Amélie Champagne a entamé son antibiothérapie prolongée, son état n’a cessé de se dégrader. Les supposés spécialistes de la maladie de Lyme chronique affirment qu’il s’agit d’une réaction normale au traitement : au début, ça empire, puis ça s’améliore…

Dans le cas d’Amélie Champagne, ça ne s’est jamais amélioré. Le 6 septembre, elle a revu la Dre Michaud en visioconférence. Elle était anxieuse, ne dormait plus, ne mangeait plus, passait son temps à suivre des discussions sur les ravages de la maladie de Lyme sur Facebook. « Elle s’est mise à lire beaucoup et ça l’a rendue malade », a raconté la Dre Michaud à la coroner.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE LINKEDIN D’ALAIN CHAMPAGNE

Amélie Champagne

La médecin a interrompu l’antibiothérapie d’Amélie Champagne et lui a conseillé de se rendre aux urgences psychiatriques sans plus attendre. La jeune femme s’est suicidée cinq jours plus tard.

Deux semaines après sa mort, son père Alain Champagne a confirmé que ses symptômes avaient progressé après le diagnostic. « Cela a aussi déclenché chez elle une recherche en ligne très intense. Elle a participé à tous les forums d’entraide. Elle échangeait beaucoup, elle est très connue dans la communauté de Lyme », avait-il raconté au micro de Paul Arcand4. « Elle internalisait ces choses-là, se les appropriait, elle regardait les pires symptômes et avait tendance à faire de la projection. »

Parmi les questions délicates que la coroner Julie-Kim Godin devra se poser : est-il possible que ces groupes de discussion en ligne aient eu un effet négatif sur la santé mentale d’Amélie Champagne ?

Surtout : est-il possible que, pendant tout ce temps, la jeune femme n’ait jamais souffert de la babésiose, ni de la maladie de Lyme chronique, mais qu’elle ait été atteinte d’un autre mal, pour lequel elle n’a pas été prise correctement en charge ?

Il ne s’agit pas de nier sa souffrance. Seulement, ce n’est pas de l’incompétence que de dire à des malades qu’ils font peut-être fausse route. Et ce n’est surtout pas en les bourrant d’antibiotiques pendant des mois, sans preuve de l’efficacité ni de l’innocuité de ces traitements, qu’on va les aider.

Primum non nocere, enseigne-t-on aux étudiants en médecine. En premier, ne pas nuire. Il est temps de mettre fin aux dérives diagnostiques et thérapeutiques des experts autoproclamés de la maladie de Lyme chronique. Il est là, le véritable enjeu de santé publique.

1. Consultez un document de l’INESSS sur la maladie de Lyme 2. Lisez l'article « Une clinique de Bromont veut devenir la Mecque de la maladie de Lyme » de La Voix de l’Est 3. Lisez l’article « Mise en garde contre certains tests américains » 4. Écoutez une entrevue d’Alain Champagne

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