Depuis le début de l’année, il y a eu 4200 démantèlements de campements d’itinérants dans les cinq plus grandes villes canadiennes⁠1. Ces démantèlements font fréquemment l’objet de dénonciations par des citoyens, des organismes communautaires et par les personnes en situation d’itinérance elles-mêmes⁠2. Exemple vécu.

L’histoire se passe durant le premier été de mon premier mandat comme maire de Gatineau, en 2014. Un camping improvisé d’itinérants s’était constitué au centre-ville de Gatineau, dans le secteur Hull. C’était, je crois, avec ceux de Montréal, l’un des premiers campements d’importance à apparaître au Québec.

La police nous recommandait de le démanteler, des organismes communautaires voulaient le maintenir. Bien organisé, le « camping » était autogéré par les personnes sans-abri et les organismes intervenaient directement sur place. Les risques soulevés par la police étaient liés à la présence de nombreux enjeux de toxicomanie, de santé mentale et parfois de violence. Toutefois, pour plusieurs campeurs, un été au même endroit, avec un certain encadrement, pouvait être une source importante d’apaisement, l’occasion de se créer un réseau social et, dans certains cas, d’économies (pas besoin de payer une chambre durant quelques mois). Les divers risques pouvaient être limités par la présence d’intervenants sur le terrain et l’autogestion générait une part de fierté chez les campeurs. Nous jugions que les avantages du maintien du campement en dépassaient les risques.

En concertation avec la police, nous avons donc décidé de le maintenir, mais en le structurant conformément à un protocole signé par la Ville de Gatineau, l’Agence de la santé et des services sociaux de l’Outaouais et un organisme communautaire. L’Agence payait deux intervenants communautaires présents tous les jours sur le site, la Ville fournissait des équipements comme des toilettes sèches, des extincteurs et s’assurait du nettoyage du site lors de sa fermeture, à la fin de l’automne.

L’expérience a duré deux ans. En 2015, le nombre de personnes sur place avait explosé… je me rappelle un campeur ontarien fier de me dire qu’il était là parce qu’il avait vu sur Facebook que nous avions un super camping pour itinérants ! Les risques, aussi, s’étaient multipliés. « Maxime, si on n’a pas des gens sur le terrain 24 heures sur 24, il faut démanteler le camp, sinon quelqu’un va mourir. »

La personne qui s’exprimait ainsi, issue du milieu communautaire, pouvait difficilement avoir le cœur plus à gauche. Ça lui faisait mal de me dire ça. Nous découvrions ensemble la différence entre la théorie et la réalité.

Le nombre de campeurs, la présence de plusieurs personnes dysfonctionnelles ou criminelles et l’ampleur de la tâche de nettoyage rendaient l’autogestion impossible. La toxicomanie plus dure avait pris une ampleur inquiétante, même les leaders positifs dans le groupe d’itinérants étaient inquiets. Les déchets s’accumulaient et attiraient les rats. Le site était devenu un enjeu de santé publique. Les risques d’incendie augmentaient dangereusement.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

La gestion des déchets d’un campement de personnes sans abri n’est pas une mince affaire.

Après deux ans d’une belle expérience sociale, tous les partenaires ont décidé d’abandonner le projet, les dangers étaient devenus trop grands, d’abord et avant tout pour les itinérants eux-mêmes. La réalité nous avait rattrapés, l’itinérance est un enjeu trop complexe pour être réglé par des solutions simples, l’intensité de l’accompagnement nécessaire est trop grande.

À partir de cette année-là, nous avons commencé à appliquer une politique comme celle de presque toutes les villes : les démantèlements réguliers. Les villes donnent à l’avance les jours et les heures des démantèlements et quand les services municipaux arrivent, une grande partie des occupants a déjà quitté le site. Au moment de l’opération, la municipalité s’assure d’avoir des intervenants sociaux sur place qui font les liens avec les organismes d’aide et les cols bleus nettoient le site. Oui, les itinérants finissent par revenir et tout est à recommencer.

Les villes savent bien que ces opérations ne règlent rien à long terme, surtout dans un contexte où, à cause de la crise du logement, les itinérants, plus nombreux que jamais, n’ont souvent nulle part où aller.

Les villes agissent ainsi parce qu’elles n’ont pas les moyens de faire autrement. Elles n’ont d’expertise ni en santé mentale ni en toxicomanie, et en matière de logement, elles ne sont pas l’acteur principal. Les villes sont comme les urgences d’un hôpital : dès qu’il y a une faille dans le réseau de la santé, les urgences débordent. Les villes portent donc l’odieux d’opérations rendues inévitables par l’inaction des gouvernements qui détiennent à la fois la responsabilité première, les ressources financières et les connaissances en matière d’itinérance. Les municipalités ne sont pas inactives pour autant⁠3, je vous invite à lire le Cadre de référence et le plan d’action en itinérance de la Ville de Gatineau, vous verrez le genre d’initiatives qu’elles prennent malgré tout.

En 2023, les villes ont contribué puissamment à alimenter le débat public sur l’itinérance, organisant même un sommet sur le sujet en septembre dernier. Cette mobilisation comble le vide de leadership laissé par les autres gouvernements et, surtout, elle nous permet d’espérer l’implantation de solutions plus durables, plus respectueuses et plus sécuritaires que des campements improvisés.

1. Lisez l’article « Des milliers de campements démantelés au pays face à une itinérance croissante » du Devoir 2. Lisez l’article « Loin des regards et de l’aide » d’Isabelle Ducas 3. Lisez la chronique « Un virage à 180 degrés » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue