Faudrait se brancher, en matière de transport collectif, au Québec.

Rappelez-vous le projet initial du REM de l’Est. Rappelez-vous la levée de boucliers. Tout ce que le Québec comptait d’experts nous mettait en garde contre cette catastrophe urbanistique annoncée. D’affreux pylônes soviétiques défigureraient le centre-ville. Le train léger cannibaliserait la clientèle de la ligne verte. Les résidants de l’Est auraient à endurer le bruit, les vibrations et l’horreur bétonnée dans leur propre cour.

Non, vraiment, ça ne passait pas. Le coupable avait été identifié : l’argent. La Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ Infra) avait développé le projet avec une seule idée en tête : il fallait que ça rapporte à ses actionnaires. C’était laid, c’était mal intégré au tissu urbain, mais c’était bon marché : « seulement » dix milliards de dollars. Une aubaine !

Face au vent d’opposition, le gouvernement du Québec n’avait pas eu le choix : en 2022, il avait demandé à un comité d’experts de retourner à la table à dessin. Sans la CDPQ Infra, cette fois. Sans cette idée de rentabiliser le projet à tout prix. Plutôt avec l’idée, révolutionnaire, de servir la population, en lui offrant le meilleur projet possible.

Le résultat, c’est cette nouvelle mouture, présentée cette semaine par l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM). Un métro léger sur rail, entièrement souterrain, qui s’étirerait sur 34 kilomètres et compterait 21 stations, vers Rivière-des-Prairies, Laval et Charlemagne.

Un projet concret, socialement acceptable, approuvé par les hauts dirigeants du ministère des Transports, de la Ville de Montréal et de la Société de transport de Montréal. Cette fois, les élus locaux sont contents. Les résidants aussi. Bref, tout le monde trouve ça formidable… sauf pour la facture.

Ce train léger coûterait, tenez-vous bien, 36 milliards de dollars. Scandale !

On trouvait que le premier projet trop cheap, on trouve le second exorbitant…

Vrai que la proposition de l’ARTM semble démesurément chère. Certains commentateurs se sont même demandé, en lisant la manchette de La Presse de samedi1, si quelqu’un, quelque part, n’avait pas délibérément voulu tuer le projet dans l’œuf…

François Legault, en tout cas, soutient avoir été aussi surpris que vous et moi par ce chiffre pharaonique. « J’ai mal avalé ma gorgée de café quand j’ai lu ça », a-t-il confié mercredi. « Définitivement, les Québécois n’ont pas la capacité de payer un projet de 36 milliards. »

Le gouvernement n’a jamais demandé à l’ARTM de proposer un train entièrement souterrain, a indiqué le premier ministre. « On avait demandé qu’il y ait peut-être une petite partie qui soit souterraine. »

Cela dit, l’ARTM assure qu’enfouir les rails n’entraînerait qu’une hausse de 6 % des coûts. En fait, si la société publique en arrive à un chiffre aussi élevé, c’est surtout parce qu’elle tient compte de l’inflation, des pertes fiscales et de la couverture de risques, comme un séisme ou une surchauffe du marché immobilier. Ces prévisions, que la CDPQ Infra n’avait pas été tenue de faire dans son propre budget, ont plus que doublé la facture initiale, la faisant bondir de 17 à 36 milliards.

Ça me semble prudent, comme façon de procéder. Peut-être trop. Comme l’expliquait la mairesse de Montréal, Valérie Plante, « quand on fait des prévisions, on met la ceinture, les bretelles et le parachute. Il y a tout, là-dedans ». Au bout du compte, ça ne peut que donner un chiffre qui frappe l’imaginaire.

Au cours de la prochaine décennie, l’Ontario investira 70,5 milliards pour rajeunir et étendre son réseau de transport public. La région de Toronto aura notamment droit à « la plus grande expansion du métro dans l’histoire du Canada ».

Et le Québec, pendant ce temps-là ? Le Québec trouve que ça n’a pas de maudit bon sens, que ça coûte bien trop cher…

Ç’a été la même chose avec le métro de Montréal, remarquez. Bien des citoyens et des élus estimaient un tel projet trop coûteux. Mais quand les Torontois se sont offert un métro, en 1949, les Montréalais ont commencé à changer d’idée. Peu à peu, ils se sont mis à considérer « que la présence d’un métro dans leur ville [était] essentielle à la sauvegarde de son statut de grande ville canadienne », lit-on dans l’Encyclopédie canadienne2.

Peut-être en arriverons-nous à la même conclusion. Reste à espérer que, cette fois, ça ne prenne pas des années…

Parce qu’une chose est sûre : plus on attendra, plus les coûts exploseront. Depuis des décennies, le Québec a cette fâcheuse habitude de repousser les grands projets de transport collectif à plus tard. Quand on se compare à Toronto, aux grandes villes européennes, on se désole…

« Partout dans le monde, les projets de transport collectif se font en continu ; on a l’habitude de prévoir de nouvelles stations », a expliqué à La Presse Catherine Morency3, titulaire de la Chaire mobilité à Polytechnique Montréal. Au Québec, on ne fait pas ça. Alors, on présente des projets titanesques, dans l’espoir de rattraper le temps perdu. « Ça fait une grosse bouchée à prendre quand tu ne fais rien pendant longtemps. »

Bref, notre immobilisme nous coûte des milliards. Et nous coûtera encore plus cher, si on continue à tergiverser. Parce qu’on ne s’en sortira pas : il faudra désenclaver l’est de Montréal pour lui permettre de respirer – et, sans doute, de croître.

Peut-être faudra-t-il prendre de plus petites bouchées. Réaliser le projet par phases. Mais on ne pourra pas se permettre de le rejeter en bloc sous prétexte qu’il est trop coûteux ou pas assez rentable.

La rentabilité, ça ne se compte pas seulement en dollars.

Combien de millions d’heures perdues dans les embouteillages, combien de millions de tonnes de gaz à effet de serre répandues dans l’atmosphère avant qu’on se décide enfin à donner aux 600 000 résidants de l’est de la métropole un transport collectif digne de ce nom ?

1. Lisez notre article « Rapport final sur le REM de l’Est : 100 % souterrain pour 36 milliards » 2. Lisez un article de l’Encyclopédie canadienne 3. Lisez notre article « Pas de projet avant 2036 et Québec veut déjà réduire les coûts »