Pour mieux comprendre le contexte qui a mené à la désertion de Twitter par la CBC et Radio-Canada, à la faveur d’un « partenariat » entre le chef conservateur Pierre Poilievre et le twit en chef Elon Musk, permettez un détour par l’Alberta.

Il y a une vie de cela, La Presse m’avait envoyé dans l’Ouest et j’avais couvert une manifestation pro-Harper, c’était pendant ses années comme PM minoritaire. Dans la manifestation, on voyait des pancartes dénonçant la CBC, le pendant anglais de Radio-Canada, comme étant la… « Communist Broadcasting Corporation ».

Pour ces citoyens, la CBC est un diffuseur communiste, rien de moins.

Je relate cette anecdote pour illustrer comment, chez les conservateurs, il y a un courant anti-CBC qui remonte à beaucoup plus loin dans le temps que l’actuel chef Pierre Poilievre. Ce n’est pas anodin dans le contexte où le chef conservateur s’est allié à Twitter pour faire un croc-en-jambe à la CBC, ces derniers jours.

Au cœur du débat : l’étiquette nouvellement apposée par Twitter sur certains comptes de médias présents sur sa plateforme.

Historiquement, Twitter désignait certains médias comme étant « affilié à un État », mots réservés à des médias de pays où les médias ne sont pas libres. Exemples : RT ou Sputnik, inféodés au pouvoir russe. Une façon de dire aux usagers que le contenu véhiculé par ces médias est à prendre avec des pincettes.

Puis, Elon Musk est arrivé à la barre de Twitter et il y a poursuivi sa guerre malsaine contre le journalisme en général. Et récemment, Twitter a voulu apposer cette définition à certains médias qui, bien que financés par de l’argent public, ne sont pas des « médias d’État ».

Les mots sont importants, ici. Il y a une nuance entre un diffuseur public et un diffuseur d’État. Dans plusieurs pays occidentaux – on peut penser à la France, au Royaume-Uni, au Canada, à la Suisse, à l’Australie, pour ne nommer que ceux-là –, l’argent public finance des médias dits publics, traditionnellement la télé et la radio…

Être financé par l’argent public ne signifie pas être contrôlé par le dépositaire de l’argent public, soit l’État. C’est pourquoi Radio-Canada/CBC est un diffuseur public, qui opère à un bras de distance du gouvernement.

Un bras de distance ?

Ottawa pourrait imposer au diffuseur public de faire plus d’émissions pour enfants ou de couvrir davantage l’actualité locale, mais le gouvernement ne peut pas décider quelles émissions jeunesse devraient être produites par CBC ou quels sujets les journalistes de Radio-Canada devraient couvrir à Baie-Comeau.

Généralement, dire d’un média qu’il est « d’État », c’est désigner un média qui est, justement, selon les mots de Twitter, « aligné » sur un État, un média qui n’a pas cette indépendance et cette autonomie que les diffuseurs publics ont dans le choix de leurs contenus.

Fin du détour, je reviens à M. Poilievre. Le chef conservateur a insisté auprès du patron de Twitter, M. Musk, pour que la CBC soit désignée comme un « State broadcaster » ⁠1.

Contexte : NPR, une radio publique (modestement financée par l’État américain) venait de se faire coller par Twitter l’étiquette de « State-affiliated media ». L’affaire a fait grand bruit aux États-Unis, Twitter a corrigé le tir en désignant NPR comme étant « financé par le gouvernement ».

Strictement factuel, mais sachant le dédain de M. Musk pour le journalisme et les journalistes, le résultat est le même : la simple désignation de NPR par ces mots la met dans le même bain que des médias inféodés à un État qui méritent, sur Twitter, une étiquette. NPR a annoncé son départ de Twitter dans la foulée⁠2, comme CBC et Radio-Canada viennent de le faire lundi après-midi.

Si vous doutez que « média financé par le gouvernement » est un code pour « pas fiable » dans les cercles conservateurs, sachez que lorsque CBC a reçu l’étiquette de « government-funded media », Pierre Poilievre a eu cette réaction, sur Twitter : « Maintenant, le peuple sait que c’est de la propagande pro-Trudeau, pas des nouvelles. »

Pierre Poilievre lance ainsi une belle tranche de viande rouge à ses militants les plus acharnés, qui croient vraiment que CBC est à Justin Trudeau ce que la Pravda était à Staline. Et pour ce faire, M. Poilievre a fait des appels du pied à un homme, M. Musk, qui a fait en 2022 un parallèle entre Justin Trudeau et Adolf Hitler, au plus fort de l’occupation du centre-ville d’Ottawa⁠3 par des manifestants de la « liberté »… Bruyamment appuyés par MM. Musk et Poilievre.

Est-ce que ce genre d’attaque qui plaît à la frange la plus militante du Parti conservateur pourra élargir sa base électorale et lui permettre d’améliorer le score de MM. Harper, Scheer et O’Toole dans les trois dernières élections ?

Ça reste à voir, le peuple est souverain. Je souligne que M. Poilievre a récolté 23 000 « likes » dans son tweet applaudissant la nouvelle étiquette imposée à la CBC sur Twitter, c’est une statistique franchement impressionnante…

Mais aux dernières nouvelles, les élections ne se gagnent pas avec des « likes ».

Entre-temps, je constate une chose : la guerre que mène le chef conservateur contre la CBC a permis à Justin Trudeau de parler d’autre chose que des sables mouvants de l’ingérence chinoise dans lesquels il est salement embourbé depuis des semaines⁠4.

1. Lisez l’article : « Compte Twitter de CBC : Poilievre se réjouit de l’ajout de la marque ‟financé par le gouvernement” » 2. Lisez l’article de CNN au sujet du départ de Twitter de NPR (en anglais) 3. Lisez l’article : « Loi sur les mesures d’urgence : Elon Musk compare Justin Trudeau à Adolf Hitler » 4. Lisez l’article : « ‟Média financé par le gouvernement” : CBC et Radio-Canada suspendent leurs activités sur Twitter »