Frédérique Turgeon est catégorique : l’injustice et l’iniquité sévissent dans le monde du ski para-alpin.

« J’aimerais vraiment ça en parler. On ne le fait pas assez », a-t-elle dit en s’assoyant dans l’une des salles de réunion de La Presse.

Si Turgeon décide de se vider le cœur, c’est justement parce qu’elle aime trop son sport pour laisser aller les choses ainsi. D’autant plus que sa parole a une énorme valeur, étant donné qu’elle est l’un des principaux visages du mouvement paralympique. D’ailleurs, bien qu’elle soit désavantagée par le système, elle collectionne néanmoins les médailles. Elle en a gagné de toutes les couleurs encore une fois cette saison.

Son copain Thomas était à ses côtés. Il tenait à l’accompagner parce qu’il a aussi un point de vue arrêté sur la question. Il en a marre de voir son amoureuse subir un traitement inéquitable ayant un impact direct sur ses performances, pour lesquelles elle se donne corps et âme, souvent en vain.

Selon la skieuse de 23 ans, le système de classification des athlètes est le talon d’Achille de sa discipline. Sur une seule jambe, Turgeon et plusieurs de ses homologues doivent rivaliser avec des paraskieurs mal classés pouvant malgré tout skier sur deux jambes.

La différence est notable considérant que Turgeon doit glisser, sauter et atterrir sur une seule jambe. C’est comme si ces difficultés supplémentaires n’étaient pas considérées lors de sa classification. « Je trouve ça ridicule. On a beaucoup moins de force dans notre jambe. On en a juste une. […] À la fin de ma course, ma jambe brûle », renchérit l’athlète de Candiac.

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Frédérique Turgeon et son copain Thomas Cyr

Turgeon refuse toutefois de jeter le blâme sur ses rivales. Si son sport est en crise, c’est à cause du système.

Au cours de l’entretien, il a souvent été question d’Ebba Årsjö. Simplement parce qu’elle est l’exemple le plus probant et évident des failles de ce système. Même si elle est affligée par une maladie des nerfs à la jambe droite, la Suédoise de 22 ans peut tout de même marcher aussi fluidement qu’une personne sans handicap et skier dans la même catégorie que la Québécoise.

Évidemment, Årsjö rafle tout. Elle ne fait pas que gagner. Elle domine ses adversaires. Aux derniers Mondiaux, en Espagne, elle a gagné l’épreuve de slalom par une immense marge de 13 secondes. Il peut même lui arriver de rater une ou deux portes, remonter la piste et terminer avec une dizaine de secondes d’avance.

« Ce que j’adore d’Ebba, c’est que si je lui en parle, que ça n’a pas de sens, elle va être d’accord, j’admire ça, précise Turgeon. C’est difficile de ne pas l’aimer. »

Un problème d’envergure

« Je pense qu’il y en a qui ont peur de faire mal à la crédibilité de leur sport. Je n’ai pas peur d’en parler. C’est ridicule et je pense que ça devrait être réglé », explique Turgeon à propos de ses motivations à se livrer.

Pourtant, comme l’explique Thomas, le sport souffre davantage en conservant un système pareil : « Ebba est très bonne. C’est surtout comment le sport paraît. Elle peut tomber, remonter, finir sa course et gagner. Quand tu vois ça, le sport a l’air de quoi ? »

Cette distorsion du système a même poussé Turgeon à envisager la retraite l’été dernier. « Certains skieurs gagnent trop facilement et moi, ça me décourage. Ça me déprime un peu plus et ça enlève un peu la passion que j’avais pour le slalom, parce que je skiais juste pour le faire, juste pour dire, sachant que je ne pouvais pas gagner même si Ebba faisait des erreurs. »

Tout ce que demande Turgeon, c’est plus d’équité. « J’aime quand c’est juste », insiste-t-elle.

Si une skieuse mérite sa victoire, elle sera la première à aller lui faire une accolade.

« Mais quand quelqu’un manque une porte ou ne se pointe pas en inspection de parcours et gagne quand même, ça me fascine, parce que tu ris du sport. C’est un manque de respect pour les skieurs comme moi qui pourraient bien avoir la meilleure manche de leur vie et quand même être loin de gagner. Je trouve ça démoralisant, injuste, pour ceux qui sont dévoués à ça depuis toujours. »

Mal paraître

Sur le circuit, le facteur de Turgeon est coté à 96,7 % en slalom. Un facteur très bas. Les juges conserveront donc 96,7 % du temps de sa descente. Elle est donc à peine avantagée par rapport à un athlète qui aurait un handicap à une main, par exemple, dont le handicap affecterait moins ses résultats. « Quelqu’un à qui il manque quelques doigts est à 100 %, mais elle, elle est sur une jambe ! », ajoute Thomas.

Autrement dit, la différence de handicap entre les deux cas est considérée comme minime et ayant peu d’impact sur les résultats. Pourtant, Turgeon est loin de se sentir comme une athlète presque sans handicap.

Le pire, c’est que plusieurs vont profiter de leur situation. Certains skieurs omettent de prendre leurs médicaments avant leur classification pour empirer leur état, pour ensuite les prendre pour la compétition. « Ce sont des choses qu’on sait, parce que ça s’est produit. »

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Découragée, Frédérique Turgeon a pensé à la retraite.

Le mouvement paralympique travaille fort pour accentuer sa visibilité. Dans un monde idéal, les athlètes paralympiques seraient sur un pied d’égalité avec les athlètes olympiques. Toutefois, les artisans de ce mouvement doivent se regarder dans le miroir, croit Turgeon, car il y a des inégalités flagrantes à l’intérieur même du mouvement.

« Ça enlève de la crédibilité à notre sport. On dirait qu’il faut être là et accepter que le système soit comme ça. Le système doit changer, parce que c’est vraiment injuste pour plusieurs d’entre nous. »

Dans la même veine, Thomas se demande si « on skie contre les adversaires ou contre le système ».

Malheureusement, en raison de la situation, plusieurs paraskieurs quittent la discipline. Les coûts et le temps liés au voyagement, aux soins de santé, à la nutrition et à l’entraînement n’en valent pas toujours la peine pour des athlètes destinés à terminer constamment à l’extérieur du top 10. « Il y en a tellement. C’est juste de ça dans notre circuit et c’est malheureux. »

La solution

Pour Turgeon, la première solution est d’en parler publiquement. De révéler le problème au grand jour. Après, sur le plan de la compétition, il faudrait repenser le modèle, remettre les compteurs à zéro et réévaluer chaque individu avec une classification et un facteur uniques à chacun d’eux, considérant leur handicap, et, surtout, assurer un suivi régulier pour s’assurer de l’état de chacun.

« Parfois, j’essaie d’avoir une conversation avec des gens qui gagnent régulièrement, autre que Ebba, et ils sont fermés à voir un changement, parce que ça les avantage », soutient Turgeon.

Pour Thomas, il n’y a pas mille solutions. Une skieuse à qui le système profite devra se sacrifier.

« Être championne, ce n’est pas juste gagner. Être championne, c’est représenter ton sport, et dans ce cas-ci les handicapés. Je ne veux pas lui mettre la pression [à Årsjö], mais sa responsabilité, ce serait de sortir et parler, poursuit-il. Elle devrait dire, avec l’influence qu’elle a, que ce n’est pas juste, la façon dont elle gagne. En parler avec les autres skieurs, c’est une chose, mais je pense qu’elle devrait en parler publiquement. Ça ne va rien changer si ce sont des skieurs qui perdent qui en parlent. Il faut que ce soit des gagnantes. »

Lisez « Frédérique Turgeon : Entre l’ombre et la lumière »