À force de repousser les limites humaines, les sportifs d’exception nous font oublier qu’elles existent, pour un temps. Peut-être leur fonction est-elle de mettre un peu d’apesanteur et d’éternité dans nos existences.

Ils ne sont pas censés mourir, en tout cas, pas à 24 ans, comme Kelvin Kiptum, et pas comme ça.

À peine arrivé au sommet de l’athlétisme mondial, Kiptum a fini son parcours météorique sur Terre dimanche, quand sa voiture s’est fracassée contre un arbre.

Cela s’est passé tout près d’Eldoret, dans la mythique vallée du Rift, d’où proviennent et où vont s’entraîner presque tous les plus grands coureurs de fond du Kenya.

Dans ce pays de 53 millions de personnes, où les champions de course à pied sont les plus grandes vedettes sportives, le deuil est national.

Il y a 15 mois encore, ce garçon était un pur inconnu. Il était dans cette masse grouillante de coureurs de fond talentueux de son pays en quête de carrière. Il avait quelques résultats excellents à présenter, mais pas plus que des centaines d’autres. On pourrait dire : un peu moins, même.

Car Kiptum n’a pas suivi le cursus habituel des grands marathoniens. Il n’a pas de carrière sur piste ni de résultats convaincants en cross-country. Il a commencé à faire parler de lui dans des demi-marathons européens. Et soudain, le 4 décembre 2022, le voici qui débarque à Valence et qui gagne en faisant le quatrième temps de l’histoire : 2 h 1 min 53 s. Pour un début, c’en était tout un.

Rebelote à Londres en avril dernier : 2 h 1 min 25 s. Il était à 16 secondes du record du monde du grand Eliud Kipchoge.

Puis, à Chicago, en octobre, il a été le premier homme à courir sous les 2 h 1 min. Il a volé le record du monde à Kipchoge, avec ses 2 h… 35 s.

Inscrit à Rotterdam en avril, il voulait être le premier homme à courir un marathon sous les deux heures dans une course officielle (Kipchoge a couru les 42,195 km en 1 h 59 min 40 s, mais dans un environnement contrôlé et avec des « lièvres »).

Kiptum l’aurait fait. D’autres sommets l’attendaient.

Je sais, on ne pourra jamais le prouver. Mais courir trois marathons à ce niveau sans fléchir, les trois fois avec une deuxième moitié « facile » de moins d’une heure, en pleine accélération… C’est très convaincant. Tout était en place.

Nous ne verrons pas cela. Ni la rencontre au sommet entre lui et Kipchoge, le maître absolu de la distance, annoncée comme un des moments forts des Jeux olympiques de Paris.

La progression de Kiptum a été si brusque et inouïe : il fallait soulever la question du dopage. Alors que Kipchoge a été champion sur piste il y a 20 ans avant de passer au marathon, Kiptum arrive avec une histoire nébuleuse de gardien de chèvres qui se met à la course à pied sur le tard.

Aux journalistes abasourdis devant son premier résultat en Espagne, il se disait sans entraîneur. Puis, à Chicago, un Rwandais, ex-coureur d’élite de catégorie B, s’est pointé et a expliqué l’avoir découvert et entraîné depuis des années. Il s’appelait Gervais Hakizimana. Il est mort lui aussi dans l’accident, tandis qu’une passagère a été grièvement blessée. Une enquête policière est ouverte, mais tout indique qu’il s’agit bien d’un accident.

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La voiture à bord de laquelle prenaient place Kelvin Kiptum, son entraîneur Gervais Hakizimana et une autre passagère

Il y a plusieurs éléments nébuleux dans l’histoire de Kiptum, mais aucun contrôle positif, aucun indice probant.

Ce qui est certain, c’est que cet athlète est mort avant d’avoir atteint son plein potentiel. Ça rappelle tristement la mort à 25 ans, dans un accident de voiture, d’Émilie Mondor, une des meilleures coureuses de fond que le Québec ait connu. Ou de Philippe Laheurte, mort à 34 ans.

À la devise de Kipchoge, selon qui « aucun humain n’est limité », Kiptum avait semblé répliquer en disant : « il n’y a pas de limite à l’énergie humaine ». Ça fait rêver. Ça inspire.

Et un beau jour, bêtement, une voiture, un dérapage dans un fossé, un arbre au mauvais endroit… La limite se ramène.

« You win a while, and then it’s done, your little winning streak », comme disait Leonard Cohen. Jusqu’à la « défaite invincible » à laquelle on est convoqués, que le sport aide parfois à ignorer.

Et d’autres fois à rappeler.