(Pékin) Ça faisait bien une demi-heure qu’ils avaient gagné l’or, mais les cinq ne se lâchaient pas. Je regardais la main de Steven Dubois s’accrocher au maillot de Charles Hamelin comme on s’accroche le plus longtemps possible à un instant, pour qu’il ne devienne pas trop vite un souvenir.

Tant pis pour la consigne sanitaire contre les hurlements dans les gradins : les quelques centaines de spectateurs chinois du stade intérieur de la capitale ont presque créé une ambiance normale pour ce qui demeure la course la plus spectaculaire de la série. Il faut dire que la Chine s’alignait avec les quatre autres finalistes.

« Le feeling de passer en premier, on sait ce que c’est, mais aux Jeux, c’est 10 fois plus fort », a dit Hamelin, qui finit sa carrière olympique de cinq Jeux avec cette médaille d’or du relais 5000 m, sa sixième au total, dont quatre d'or. Il devient l’athlète canadien des Jeux d’hiver le plus médaillé, à égalité avec la patineuse de vitesse Cindy Klassen.

« Je le réalise pas trop, mais demain, je pense que je vais pleurer ma vie », a dit Hamelin dans un grand éclat de rire. Pour le moment, ça rigolait beaucoup, dans le groupe.

« Y a tellement d’amour, on a vécu des choses tellement malades », a dit Jordan Pierre-Gilles, qui n’a pas fini toutes ses soirées chinoises dans la bonne humeur.

Dans l’empilade qui a suivi la victoire, on se demande comment l’entraîneur Sébastien Cros s’en est sorti indemne.

Et par-dessus ce magma humain d’où ressortait des lames un peu trop aiguisées, on a remarqué Marc Gagnon, qui pleurait de joie, masque tombé. Sa carrière a pris fin de la même manière, par une victoire au relais, à Salt Lake City, il y a exactement 20 ans. Marc Gagnon, qui jusqu'à hier encore, partageait le record masculin de cinq médailles avec Hamelin.

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C'était l’euphorie dans l’équipe canadienne !

« Charles, c’est un athlète d’exception parmi les athlètes d’exception, et les gars vont se rendre compte un jour de la chance qu’ils ont eue de s’entraîner avec lui, nous a dit Gagnon. Il a une famille, une petite fille, il a 37 ans, il aurait pu relâcher un peu, mais chaque jour, il démontre la même éthique de travail. Il est… majestueux ! »

On lui a demandé comment il vivait cette victoire, maintenant qu’il fait partie de l’équipe d’entraîneurs. Sa voix s’est étouffée.

« Vingt ans plus tard, j’ai pas changé, je pleure encore ! », a-t-il dit en riant.

« Je peux juste dire aux jeunes qui se demandent s’ils vont devenir entraîneurs : gagner une médaille comme entraîneur, c’est aussi tripant ! »

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Hamelin n’est plus le plus rapide de l’équipe. Et autant il les a tirés vers le haut, autant les plus jeunes l’ont forcé à se maintenir à niveau depuis quatre ans. Il n’en est pas moins le leader, et il n’y avait pas de plus belle manière de passer le relais à la nouvelle génération.

« J’ai droit à une valise supplémentaire, heureusement », a dit Steven Dubois, qui a complété sa collection de médailles après l’argent au 1500 m et le bronze au 500 m. Chaque podium vient avec un toutou-mascotte, alors l’homme ne voyagera pas léger.

« Moi, j’avais une job à faire, c’est d’aller vite », a résumé Dubois.

Les gars ne se lâchaient toujours pas, sauf pour ouvrir des sacs de bonbons surs, peut-être pour rééquilibrer d’un peu d’acidité cette soirée trop pleine de miel.

À gauche de Dubois, Maxime Laoun, médaillé de plein droit pour avoir fait la demi-finale, et ensuite Pascal Dion, celui qui a pris la tête de course.

Une course « parfaite » de 45 tours, où l’équipe partait en troisième place sur la ligne de départ. Ils ont maintenu patiemment la position jusqu’à la mi-parcours, échange après échange. Il s’agissait alors de guetter la moindre ouverture, qui viendrait inévitablement. Pierre-Gilles a profité d’une hésitation de l’équipe russe pour prendre la deuxième place. Au dernier tiers, Dubois a vu un Coréen perdre pied. La poussée qu’il a donnée à Dion l’a propulsé en tête. À partir de là, avec ce que Dion a dans les jambes, c’était dans la poche : ils savaient que les autres n’auraient pas assez de jus pour les rattraper. Les Sud-Coréens ont pris l’argent, les Italiens le bronze, les Russes la quatrième place et les Chinois se sont retrouvés dans le matelas, ce qui a entraîné un bien meilleur respect de la consigne sanitaire de silence.

Il restait 20 tours et « on savait qu’on allait gagner », a dit Hamelin.

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Pascal Dion, Steven Dubois, Charles Hamelin, Maxime Laoun et Jordan Pierre-Gilles

Les entraîneurs n’étaient pas si certains. L’entraîneur-chef Cros se demandait même s’ils n’étaient pas un peu trop confiants, à la réunion du matin. « C’est une chose d’être premier en Coupe du monde, mais le refaire dans une finale olympique, c’en est une autre. Mais une fois devant, ils ont mis toute la sauce. »

Finalement, avec le bronze de Kim Boutin, l’équipe ramène quatre médailles.

« En tant que coach, tu contrôles rien… des jours, je pensais que j’allais manquer d’air tellement j’étais stressé. Leur confiance me stressait ! », a dit Gagnon, légèrement plus émotif…

Quand on lui a demandé ce que ça lui faisait de retrouver son « modèle » Marc Gagnon dans l’équipe d’entraîneurs depuis deux ans, Hamelin a corrigé les journalistes.

« Mon modèle ?! C’est mon idole ! J’ai commencé à patiner à cause de lui, j’ai atteint l’équipe nationale quand il a pris sa retraite après les jeux de 2002. Le vivre avec lui, l’avoir dans l’équipe depuis deux ans, c’est une chance. »

Faut pas croire que les gars l’ont fait juste « pour Charles ». Ils l’ont aussi fait pour eux. Mais « on sait que c’est une légende, ça nous fait juste plus plaisir de le faire avec lui », a résumé Pierre-Gilles.

Son frère François, avec qui il a gagné le relais à Vancouver en 2010, lui avait ordonné de sourire tout au long de ces cinquièmes Jeux. Charles a obéi.

« Le sourire va être là longtemps, je pense. »