Les Américains l’appellent Eileen, les Chinois l’appellent Ailing, et le CIO l’appelle Ailing Eileen.

Permettez que j’y revienne, je ne suis toujours pas remis de la conférence de presse de la « princesse des neiges », qui a mis au tapis la salle de presse mardi après son triomphe dans les airs au grand saut.

Certains athlètes font de la poésie avec leur corps, d’autres sont de bons parleurs, mais Ailing Eileen Gu fait tout ça, et bien plus.

À 18 ans, son aplomb, son flair politique, son éloquence sont sans égal sur les podiums olympiques.

Si le gouvernement chinois avait voulu inventer une athlète pour incarner le message qu’il veut lancer avec Pékin 2022, il n’aurait pas pu trouver mieux.

Pour commencer, elle domine le ski acrobatique féminin. Après cette médaille d’or indiscutable, elle vise l’or à deux autres épreuves – demi-lune et slopestyle.

Ensuite, née américaine, elle a choisi de devenir chinoise à 16 ans. Elle a vu le jour à San Francisco d’un père américain (dont on ne sait rien, sauf qu’il a étudié à Harvard) et d’une mère chinoise.

Elle s’adresse donc directement autant au public chinois qu’au public américain et international. Et elle sait y faire.

Les journalistes américains ont tenté de savoir si elle avait encore la nationalité américaine ; elle a esquivé la question, mais la Chine ne reconnaît pas la double nationalité, ce qui règle le cas. On a vu des cas de défection pour des raisons athlétiques. Mais dans le cas de Gu, sa décision était cohérente avec son héritage chinois. Elle a été élevée par sa mère née à Pékin et sa grand-mère.

N’empêche, qu’elle le veuille ou non, c’est un symbole : entre ses deux allégeances, elle a choisi la chinoise. Elle-même incarne ce « pont » entre les nationalités, cet « ensemble » qu’on prétend promouvoir aux JO, face à des gouvernements occidentaux agressifs et nostalgiques de leur ancienne domination.

Gu a sauté gracieusement d’un continent à l’autre, pour atterrir sur le nouveau pôle asiatique du monde.

Pianiste accomplie, inscrite à l’Université Stanford, mannequin à temps partiel (car elle est en plus particulièrement belle), à l’aise en mandarin comme en anglais, elle évite tous les pièges, n’hésite jamais, dit exactement ce qu’il faut.

Une superstar, moi ? Mais non, je ne suis qu’une fille ordinaire qui s’occupe de son chat.

Ailing Eileen Gu

Mais si avoir un chat est ordinaire, ça l’est un peu moins d’avoir 3,5 millions d’abonnés sur Weibo (le Twitter chinois) et sa tête sur la couverture du Vogue et dans des annonces des montres IWC, de Vuitton, Burberry, etc.

Il s’en est trouvé aux États-Unis pour critiquer son « passage à l’Est », l’accusant de le faire pour des raisons commerciales, ce qui est franchement ridicule.

Premièrement, tous les athlètes de calibre international tentent de tirer les marrons du feu pendant le temps que dure leur célébrité. S’il y en a tant qui résident fiscalement à Monaco, ce n’est pas juste à cause du soleil.

Deuxièmement, elle a de profondes racines chinoises, et on ne voit pas pourquoi elle ne ferait pas ce choix, comme tant d’autres ont choisi de devenir américains, français, canadiens, etc.

« Je prends mes décisions en pensant à un bien supérieur commun, a-t-elle dit. Si des gens ne croient pas que c’est le cas, ça veut seulement dire qu’ils n’ont pas l’empathie de voir un bon cœur, peut-être parce qu’ils n’ont pas la même morale que moi. »

Elle porte aussi un message féministe athlétique. Elle a expliqué avoir commencé à 8 ans dans un groupe où il n’y avait que des garçons, et où on lui disait qu’elle « skiait comme une fille », et qu’elle a dû montrer qu’on peut « franchir toutes les frontières » – de genre, de pays, de politique.

Quand un journaliste lui a posé une question sur Peng Shuai, sans hésiter une seconde (j’ai dit qu’elle n’hésite jamais une seconde ?), elle s’est réjouie « humblement » de voir une athlète d’un sport célèbre s’intéresser au ski acrobatique.

Un sans-faute médiatique, dans les deux langues, et avec un niveau de difficulté élevé.

Si sa récolte continue, attendez-vous à la voir comme porte-drapeau à la cérémonie de clôture.

Elle le porte déjà comme personne, au-delà de toute espérance, et sa voix porte plus loin qu’aucun autre athlète ici.

* * *

Pendant ce temps, on a vu Thomas Bach en compagnie de Peng Shuai, justement, à la tribune d’honneur. Elle s’est promenée comme ça, j’allais dire : on l’a promenée dans quelques tribunes olympiques, dans ce grand effort de la « normaliser » qui se poursuit, et auquel participe le CIO, au grand plaisir du régime, nul doute.

Pour ceux qui en auraient douté : les journalistes de L’Équipe se sont dits d’avis que les propos exclusifs de Peng Shuai à leur rédaction (où elle nie toute agression sexuelle et toute difficulté) n’étaient pas libres, et de la propagande pure et simple.

Elle sortira de la bulle comme elle y est entrée, je me répète : affaire classée.