(Pékin) Il y a un point à partir duquel être « neutre » politiquement, c’est être complice de la dictature, et Thomas Bach l’a touché cette semaine à Pékin.

Sur un ton triomphal, le président du Comité international olympique (CIO) a proclamé jeudi une « nouvelle ère pour les sports d’hiver, dont la face sera changée à jamais » grâce aux Jeux de Pékin 2022. Des propos qui, nul doute, seront cités avec délectation au 20e congrès du Parti communiste chinois, l’automne prochain.

Pourquoi une nouvelle ère ? Parce que, selon le gouvernement local, 346 millions de Chinois ont été initiés à la pratique des sports d’hiver. Pensez-y un peu : 346 millions de personnes ! « Si seulement une fraction d’entre elles continue, imaginez ce que ça peut apporter au sport », nous a dit le président du CIO dans la grande salle de conférence du centre des médias.

Vrai, quand ce pays des « grands nombres » s’attelle à une tâche, il peut changer la face du monde.

Dans ces Jeux « verts », pourtant, toutes les épreuves de glisse se feront sur de la neige artificielle, qui ne reviendra pas dans l’hiver sec de la capitale. Quelle fraction faut-il retenir vraiment du chiffre officiel ronflant ?

C’est quand même la première fois de l’histoire olympique où le président du CIO a dû répondre à des questions sur la sécurité des athlètes qui oseraient exprimer des opinions politiques.

Ça ne se posait pas en 2008, avant le durcissement du régime. Même à Sotchi, en 2014, l’enjeu était inexistant, personne ne se demandait s’il était dangereux pour un athlète d’exprimer des opinions, et j’ai rencontré l’avocat de militants écologistes et des Pussy Riot sans souci.

Entendons-nous : ce n’est pas comme si les athlètes du monde entier brûlaient de dénoncer la répression massive des Ouïghours ou l’écrasement de la démocratie hongkongaise. Ils viennent pour leur sport.

Mais on est tout de même en territoire dictatorial, où les emprisonnements d’éditeurs, de journalistes, de dissidents et autres pour délit d’opinion se comptent par centaines. Quelles sont les règles du jeu, au juste ?

L’ancien champion allemand d’escrime aux Jeux de Montréal a répondu que dès l’obtention des Jeux en 2015, la question de la liberté d’expression et des droits des athlètes était dans les cahiers de charge. Le thème a été « abordé plusieurs fois depuis », et il n’y a « aucune raison de penser » que les choses pourraient mal aller si les athlètes conservent leur réserve dans trois lieux : le site de compétition, la cérémonie de remise des médailles et les cérémonies d’ouverture. Mais aux points de presse, sur les réseaux sociaux, en conférence de presse : y a pas de souci.

Un responsable du comité organisateur chinois disait tout de même l’autre jour qu’il faut respecter les lois du pays en s’exprimant, déclaration vague au sujet de règles tout aussi insaisissables…

« Nos règles n’ont rien d’unique, elles s’appliquent dans tous les domaines de la vie ; pensez à un acteur jouant Hamlet », a avancé Bach pendant que les sourcils montaient sur les fronts journalistiques. « Le verrait-on interrompre sa performance pour faire un commentaire sur la scène ? Une fois la pièce terminée, il peut dire ce qu’il veut. »

Étrange analogie, car personne n’a pensé qu’un lugeur interrompait sa descente pour donner un point de presse. La question est plutôt : le CIO peut-il garantir la sécurité des athlètes ? Pourvu qu’il « n’insulte pas ou ne viole pas les droits des autres » par ses propos, il a toute liberté.

Soyons sérieux, on ne craint pas vraiment d’intervention policière. Mais le simple fait que la question se pose fait désordre.

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Entre les questions sympathiques des médias officiels chinois, il a bien sûr été question de Peng Shuai, joueuse de tennis trois fois olympienne. Disparue pendant deux semaines après avoir dénoncé un ancien haut dirigeant pour agression sexuelle, elle est « réapparue » dans des environnements contrôlés, puis dans une conversation vidéo avec le président Bach. Il a maintenu qu’il la rencontrerait comme prévu en privé, car elle pourra exceptionnellement pénétrer la « bulle » sanitaire dans laquelle nous nous trouvons. Ils auront un entretien, et ce sera à elle de dire comment elle se sent, et si elle souhaite une enquête.

PHOTO ANDY BROWNBILL, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Peng Shuai

Tant qu’elle ne sera pas à l’extérieur de la Chine, tout ceci est évidemment une mascarade destinée à étouffer l’affaire. La surveillance ici est permanente, c’est une prémisse, une évidence. Sous le couvert d’écouter la championne, comment ne pas voir que le CIO sert d’instrument de blanchiment de la censure chinoise ?

Vraiment, Thomas Bach a bien mérité son buste dans un parc de Pékin, à côté de ceux de Pierre de Coubertin, Juan Antonio Samaranch (président du CIO quand les Jeux ont été attribués à la Chine pour 2008) et Jacques Rogge (président quand les Jeux de 2008 ont eu lieu).

N’oublions pas que Xi Jinping était responsable de l’organisation des Jeux de 2008, ce qui n’a pas nui à son ascension à la présidence. Il accorde une très grande importance à l’évènement.

Au sujet de la répression des Ouïghours, cette minorité musulmane victime d’un génocide selon de nombreuses organisations, le président du CIO dit qu’il ne revient pas au CIO de s’immiscer entre les États pour se prononcer sur des « disputes politiques ».

« Si le CIO se prononçait sur les enjeux politiques, à la fin, les Jeux n’existeraient qu’entre les pays qui partagent les mêmes points de vue, et ils perdraient leur universalité et, donc, leur mission même.

« Les Grecs avaient compris ça, et pendant les 1000 ans qu’ont duré leurs Jeux, ils respectaient la trêve pour garantir le passage des athlètes et la tenue sereine des Jeux ; les Romains ont voulu les politiser, et ç’a été la fin des Jeux pour 2000 ans. »

Va-t-il en profiter pour demander à Vladimir Poutine, présent à la cérémonie d’ouverture, de ne pas envahir l’Ukraine ?

« J’en appelle à toutes les nations afin qu’elles respectent leur engagement unanime à respecter la trêve olympique. »

Ceux qui ont vécu Sotchi se souviennent que la Russie avait envahi la Crimée pendant « ses » Jeux d’hiver.

Le président du CIO n’est pas le secrétaire général des Nations unies, après tout, qui, lui-même, ne peut émettre que des vœux. António Guterres sera à l’ouverture, d’ailleurs, tout comme le président de l’Assemblée générale de l’ONU.

« Le slogan des Jeux est “Ensemble pour un avenir partagé”, et on a découvert encore davantage que tous les grands problèmes du monde ne peuvent se résoudre qu’avec la coopération internationale, que ce soient les changements climatiques ou la pandémie. »

Tout ça est magnifique. Mais neutralité n’est pas aveuglement.

Ne parlons même pas de Berlin 1936. Tant qu’à être neutre et ne « pas s’immiscer dans les disputes politiques », tiendrait-on des Jeux dans un Afghanistan dirigé par des talibans ? Évidemment, non. Mais les athlètes afghans sont les bienvenus, et c’est parfait ainsi.

Car entre l’acceptation de toutes les nations comme participantes et l’invitation de les organiser à un pays qui viole massivement les droits fondamentaux de la personne, il y a une marge éthique fondamentale. C’est d’une association, d’un partenariat qu’il est alors question.

Une ligne quelque part dans la neige olympique qui s’est effacée.