(Pékin) Avez-vous déjà vu le tigre de Sibérie marcher dans la neige en Mandchourie ? Il avance doucement avec ses grosses pattes pour tâter la résistance, ne sachant pas trop jusqu’où il s’enfoncera ni quand il arrivera.

J’avais en tête ces images, captées par des scientifiques chinois, en entendant les gens du Comité olympique canadien (COC), mercredi à Pékin. La diplomatie olympique sur le sol pékinois requiert l’agilité de cette majestueuse espèce menacée.

Le gouvernement canadien a décrété un boycottage diplomatique de ces Jeux, à cause des violations des droits des Ouïghours et la répression à Hong Kong, notamment. Ça met un peu de pression sur le comité olympique national, non ?

« Avez-vous discuté de la possibilité de ne pas participer à la cérémonie d’ouverture ? ai-je demandé.

— Nous respectons la décision du gouvernement », a dit Tricia Smith, présidente du COC. Mais toute notion de boycottage a été écartée, car les Jeux servent à « bâtir des ponts » et à « se rassembler » entre athlètes du monde entier pour favoriser la paix et l’harmonie.

Sans doute, mais le Parlement fédéral canadien s’est dit d’avis qu’un « génocide » avait lieu dans la province du Xinjiang, où la minorité musulmane est l’objet d’enfermements massifs dans des camps de « rééducation », entre autres. Au nom de tous les principes promus par l’olympisme et le Comité olympique canadien, n’y avait-il pas lieu de dire ou faire quelque chose de vaguement symbolique ?

Vous me direz : le COC s’occupe du bien-être des athlètes et de leurs performances.

C’est vrai. Mais rares sont les comités nationaux ayant autant professé leur attachement aux valeurs universelles, aux droits des minorités, LGBTQ, des peuples autochtones, etc.

Le COC était très fier mercredi de dire qu’une entente avait été signée récemment avec des nations autochtones de Colombie-Britannique pour en faire des partenaires en vue d’une candidature olympique pour des Jeux d’hiver à Vancouver en 2030. La cheffe de mission Catriona Le May Doan s’est présentée avec un tambour traditionnel remis par la nation crie Maskwacis, qu’elle aura avec elle tout au long des Jeux. Après la reconnaissance d’un génocide culturel, ce genre de geste fait partie du processus de réconciliation canadien.

Mais des violations actuelles des droits des minorités, au Tibet ou au Xinjiang, il ne sera fait aucune allusion.

Qu’en est-il des athlètes ? Human Rights Watch a mis en garde tous les athlètes contre des déclarations politiques qui pourraient froisser le gouvernement chinois. Les lois locales ne permettent pas vraiment de savoir ce qui est une parole criminelle, mais on sait que des opposants ont été emprisonnés ici pour de simples critiques jugées séditieuses.

« Avez-vous mis en garde les athlètes canadiens ?

— On ne leur dit pas quoi dire ou ne pas dire, on les informe sur les règles, la règle 50 du CIO, qui a été assouplie, et les lois de chaque pays », a dit la présidente.

La fameuse règle 50 stipule qu’aucune sorte de « démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique ».

Mais avant les Jeux de Tokyo, à la suite de pressions de plusieurs athlètes, on a ouvert la porte à une plus grande liberté d’expression. Le CIO ne veut pas d’expression d’opinions pendant les compétitions ou à la remise des médailles.

Mais avant et après les compétitions, dans la zone mixte avec les journalistes, aux conférences de presse, en entrevue : pas de problème !

Pas de problème selon les règles olympiques… Mais les lois du pays s’appliquent. C’est ici qu’on avance sur une neige molle de profondeur incertaine.

Les gens du milieu olympique ne pensent pas que le gouvernement chinois ferait intervenir sa police pour délit d’opinion d’un athlète étranger. N’empêche : un responsable chinois a rappelé la semaine dernière que toutes les déclarations doivent respecter non seulement « l’esprit olympique », mais les lois chinoises également. Les lois nationales ne s’appliquent-elles pas dans tous les pays lors de tous les Jeux ?

* * *

Les deux sympathiques porte-drapeaux, Marie-Philip Poulin et Charles Hamelin, n’avaient pas trop le goût d’aborder le sujet en conférence de presse, quand je leur ai demandé si on leur a fait des mises en garde. On les comprend. Ce ne sont pas eux qui ont choisi le pays. Hamelin a dit qu’il s’était informé un peu sur la Chine, mais qu’ils étaient ici pour le sport et faisaient entièrement confiance au COC et au CIO pour leur sécurité à tous égards. Poulin a insisté sur l’idée que les Jeux rassemblent les athlètes de partout, et c’est d’unité qu’il faut parler.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Charles Hamelin, Catriona Le May Doan et Marie-Philip Poulin

Certains ne l’entendent pas ainsi. L’été dernier, à Tokyo, une lanceuse de poids américaine, Raven Saunders, a croisé ses bras sur le podium où elle venait de recevoir l’argent – l’or étant allé à une Chinoise. « Cette croix, c’est l’intersection où tous les peuples opprimés se rencontrent », a-t-elle expliqué, dans une référence claire aux Ouïghours. Le lendemain, deux cyclistes chinoises médaillées, Bao Shanju et Zhong Tianshi, sont arrivées sur le podium en arborant une petite épinglette à l’effigie de Mao Tsé-toung, ce qui a été interprété comme une réplique. Les deux gestes contreviennent à la règle 50… Une enquête a été ouverte. Sans conséquence. Affaire classée !

S’exprimer au Japon, c’est une chose. C’en est une autre ici, comme en font foi les nombreuses détentions de manifestants à Hong Kong ou de dissidents chinois en général, pour propos séditieux ou autres délits de parole.

Le sujet est désagréable, ce n’est pas l’éléphant, c’est le tigre dans la pièce : on ne le voit pas, mais on sait qu’il rôde. On préfère se « concentrer sur les performances, le sport, l’unité et l’harmonie internationales », comme dit le Comité international olympique. Les athlètes, pour enfin vivre ce paroxysme athlétique. Les comités olympiques, pour protéger leurs athlètes… et leurs relations. Comme le comité canadien, qui ne voudrait pas nuire aux chances de son pays d’obtenir des Jeux durables et inclusifs…

Alors, comme dit le CIO, on n’est pas là pour changer les gouvernements, on est là pour faire vibrer cette « philosophie de vie qui exalte l’équilibre du corps, de l’esprit et de la volonté ».