(Sapporo) Ils ne savaient pas quand, mais ils savaient comment. Viendrait ce moment où « le plus grand », « le roi » partirait seul devant, superbe, majestueux, avec sa foulée si fluide, si parfaite.

C’est arrivé au 32e kilomètre. Eliud Kipchoge s’est détaché des huit autres, comme une capsule spatiale se détache d’une fusée, pour poursuivre sa course dans une autre dimension. Il ne restait plus qu’à l’admirer, on ne le rejoindrait jamais. Il allait faire sa course dans son monde, comme il a toujours fait. Les autres se battraient pour les deux dernières marches du podium.

« Mon esprit était en paix pour pousser à ce moment, mon esprit était en paix d’aller à cette allure », nous a-t-il dit, quand on lui a demandé pourquoi il avait attaqué à ce moment.

Le champion est arrivé en 2 h 08 min 38 s en saluant la foule du centre de Sapporo, qui n’allait pas manquer ce spectacle malgré la recommandation de rester à la maison.

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Abdi Nageeye, Eliud Kipchoge et Bashir Abdi sur le podium du marathon, ce dimanche

« Vous arrivez en souriant, vous avez l’air frais, même. Ne souffrez-vous pas un peu quand même ? », ai-je demandé.

Il a souri.

« Je souffre à l’entraînement, je souffre pendant la course, mais j’aime courir et c’est la joie qui prend le dessus. »

C’est ainsi qu’il est en paix…

Après Rio, c’est donc la deuxième médaille d’or au marathon du roi Kipchoge. L’Éthiopien Abebe Bikila, pieds nus à Rome et en souliers à Tokyo, a réussi l’exploit en 1964. De même que le nébuleux Allemand de l’Est Waldemar Cierpinski, à Montréal et à Moscou.

Mais la carrière du Kényan s’étale sur trois décennies : il a été champion du monde du 5000 m à 18 ans, en 2003 ; puis il a remporté le bronze à Athènes et l’argent à Pékin, toujours au 5000 m, avant de se lancer dans le marathon.

« Comment voulez-vous qu’on se souvienne de vous ? a demandé un journaliste.

— Comme de quelqu’un qui a inspiré le monde, qui a fait de la course à pied un mode de vie pour toutes les familles. Pour moi, c’est une manière de s’unir et d’aimer la vie. »

L’heure de la retraite est loin d’avoir sonné. On a eu des doutes l’automne dernier, quand il a terminé huitième à Londres. Depuis sept ans, il avait pourtant tout gagné, et haut la main.

Il est allé remporter un marathon secondaire au printemps, pour montrer son retour en forme. Et ce qu’il vient d’accomplir à Sapporo, la manière surtout, vient effacer tous les doutes.

Il est le seul homme à avoir couru un marathon en moins de deux heures (1 h 59 min 40 s, non officiel) ; il détient le record du monde (2 h 01 min 39 s) ; que reste-t-il à accomplir ?

Il garde le mystère. Il veut « profiter de la victoire aux Jeux de Tokyo, et après, je vais m’asseoir avec mon équipe technique pour voir. »

Quand la conférence de presse a pris fin, les journalistes ont applaudi très fort. Ne le dites pas à ma fédération, mais je ne me suis pas fait prier. On ne respire pas souvent le même air qu’un si grand athlète.

Merci pour les frissons, Eliud.

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Pendant ce temps, je veux dire : pendant que Kipchoge visitait paisiblement son univers parallèle, la vraie course faisait rage.

Les médaillés d’argent et de bronze ne sont pas seulement des partenaires d’entraînement. Ils partagent une histoire commune. Le Néerlandais, Abdi Nageeye (2 h 09 min 58 s), et le Belge, Bashir Abdi (deux secondes derrière), ont tous deux fui la guerre dans leur Somalie native pour trouver refuge en Europe.

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Abdi Nageeye

En Somalie, le sport, c’est le soccer, je ne savais même pas qu’il y avait autre chose. J’ai découvert la course à pied aux Pays-Bas, et j’ai adoré ça. J’ai vu qu’on pouvait aller sans souci courir seul dans la forêt… Nous, on n’a jamais rêvé d’être des athlètes, avant d’être en Europe.

Abdi Nageeye

Les deux disent avoir gagné leur médaille pour les Pays-Bas et pour la Belgique, mais aussi pour toute la diaspora somalienne. Mo Farah, le champion britannique, a une histoire semblable : arrivé enfant au Royaume-Uni, il a découvert l’athlétisme là-bas. Même chose pour le Canadien Mohammed Ahmed, originaire de Somalie également, qui s’est mis à l’athlétisme à son école secondaire en Ontario.

Nageeye et Abdi ont tous deux une fondation pour financer des installations sportives en Afrique. « Toutes les possibilités que les jeunes ont en Europe, ça n’existe pas en Somalie. »

Après la course, pendant que Kipchoge était dans la zone mixte, Tachlowini Gabriyesos, arrivé 16e, est venu sauter dans les bras de Kipchoge et l’a serré longuement (beaucoup de coureurs sont des groupies d’Eliud). L’athlète a fui seul l’Érythrée quand il était enfant et s’est réfugié en Israël. Il fait partie de l’équipe olympique des réfugiés.

Et sur Kipchoge ?

« On s’attendait à ce que Kipchoge parte seul. Même que je pensais qu’il ferait ça plus tôt, à la moitié, a dit Abdi. Kipchoge, c’est Kipchoge ! a-t-il ajouté en riant. Personne ne peut aller avec lui à ce rythme… »

« Bashir est meilleur que moi à l’entraînement. J’ai vu que quelque chose n’allait pas à la fin, je lui ai dit : “Reste avec nous !” »

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Abdi Nageeye et Bashir Abdi, médaillés d'argent et de bronze au marathon, à l'arrivée

Il a suivi. Les deux ont couru pour la médaille, mais les deux se sont encouragés jusqu’à la fin, et se sont étreints à l’arrivée.

Cette course était pleine de beauté.

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« C’est difficile de te prétendre un olympien si tu ne finis pas la course », m’a dit le recordman canadien Cam Levins, quand je lui ai demandé s’il avait songé à abandonner dans cette course pénible où il a fini 72e sur 76 finisseurs (30 ont abandonné).

Parti avec le gros groupe de tête d’une trentaine de coureurs, il s’est légèrement détaché au 20e, courant trois secondes derrière. Puis six secondes à mi-parcours… puis tout a lâché.

L’écart était d’une minute, puis deux, etc. Les deux autres Canadiens, Ben Preisner (46e) et Trevor Hofbauer (48e), ont fini par le dépasser. Levins a fini en 2 h 28 min 43 s, 20 minutes après le vainqueur, qu’il avait côtoyé dans la première demie.

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Ben Preisner a été le premier Canadien à terminer l’épreuve du marathon, avec une 46e place.

« Je ne regrette pas ma course. Je voulais vraiment voir si je pouvais courir avec les meilleurs, c’est une allure que je fais souvent à l’entraînement. Mais j’ai eu une deuxième moitié vraiment difficile, mes jambes avaient des crampes tout le long, alors je suis juste content d’avoir fini.

« Je voulais vraiment finir, par respect pour un gars comme Tristan Woodfine [qualifié mais non sélectionné pour le Canada ; il a contesté la décision sans succès]. C’était seulement juste de finir alors que seulement trois d’entre nous ont pu se rendre ici. C’est ça qui m’a tenu jusqu’à la fin. »

C’est ainsi qu’il peut repartir fier, en paix, lui aussi.