(Sapporo) « J’ai eu peur de provoquer une rupture d’anévrisme à mes parents. Faut croire que j’ai la manie d’arriver en retard », m’a dit Evan Dunfee après la remontée qui lui a donné le bronze au 50 km marche.

C’est toutefois le médecin de l’équipe canadienne que j’ai vu en premier.

« Laissez-moi passer, s’il vous plaît, mon athlète ne va pas bien », a-t-il dit à la bénévole japonaise.

Il restait une dernière boucle de 2 km dans le centre de Sapporo et Evan Dunfee était cinquième. Le Comité organisateur a en effet décidé de déménager les épreuves de marche et de marathon ici, dans l’île d’Hokkaido, à 1000 km au nord de la capitale, pour fuir le sauna à ciel ouvert de Tokyo. Il faisait tout de même 32 °C à l’ombre sur ce parcours qui n’en avait pas. Les marcheurs tombaient comme des mouches. Sur 59, 10 ont abandonné. À l’arrivée, ceux pour qui les sacs de glace ne faisaient plus effet étaient placés en fauteuil roulant.

Il restait donc 2 km dans cette course de 50 km et Dunfee s’était fait distancer d’au moins 25 m par le groupe des poursuivants. Le Polonais Dawid Tomala, un marcheur de 20 km passé au 50 km cette année sans résultat international impressionnant, était seul devant. Il s’était détaché dès le début de la course. « On était sûr qu’il était parti trop vite et qu’il allait casser », m’a dit l’entraîneur canadien Gerry Dragomir. Un marcheur sans palmarès qui part seul et gagne une course aussi importante, « ça n’arrive jamais ».

Eh bien là, c’était en train d’arriver. Il a eu plus de trois minutes d’avance durant les 10 derniers kilomètres. C’est donc la lutte pour le podium qui était chaude. On va dire brûlante. Dunfee en arrachait, et avec un dernier tour à faire, concédait 19 secondes à l’Espagnol Marc Tur et 6 au Portugais João Vieira. Finalement, Tomala avait moins d’une minute d’avance sur Dunfee. L’Allemand Jonathan Hilbert a pris l’argent.

Je ne savais pas si mon corps pouvait m’en donner autant, il n’arrêtait pas de me dire non, et je lui ai demandé : “Une dernière fois.” J’ai pensé à mes parents, j’ai pensé à ma grand-mère qui me souhaite toujours des ailes à mes pieds…

Evan Dunfee

Le marcheur réprime son émotion.

Le corps, apparemment, a dit : « OK, d’abord ! » Et les ailes à ses pieds ont battu comme des folles.

« Je ne sais pas ce que c’était, je ne sais pas ce qui m’a permis de revenir. Quelque chose s’est bien passé… Je suis arrivé dans la courbe et je savais que j’en avais encore à donner… Je me disais : “Passe cette ligne en sachant que tu as fait tout ce que tu pouvais, mais essaye de pas finir quatrième encore !” »

Il revoyait Rio, où, après avoir été 45 minutes dans la course de tête, il avait fini au pied du podium.

« Je riais intérieurement. À 2 km, j’étais à quelques centimètres derrière Vieira… Je me disais : “Oh, mon Dieu, perds pas encore contre Vieira par deux secondes comme tu as fait à Doha.” Et après, je l’ai rejoint à 1200 m. »

Vieira, une vieille connaissance, avait pris l’argent devant lui au Championnat du monde en 2019.

PHOTO KIM HONG-JI, REUTERS

Evan Dunfee après avoir accompli les 50 km.

« Je n’ai jamais eu peur. J’étais presque enjoué. J’avais confiance », dit-il du même coup.

Après Vieira, il est allé chercher Tur, il ne sait même plus où exactement. À 100 m ? À 200 m de l’arrivée ? Il a fini 9 secondes devant pour décrocher le bronze.

« Excuse la question, mais y a-t-il une tentation de se mettre à courir pour dépasser le prochain, à la fin ?

— Ça fait 21 ans que je fais ça… J’haïs courir ! Ça fait mal. C’est tellement un mouvement différent, c’est même difficile pour moi de sortir du mouvement de la marche. Bien sûr, il y a le risque de pousser un peu trop loin la technique. Mais j’ai une bonne technique, alors je sais que je peux faire cette poussée sans problème. »

Cette médaille, la deuxième du Canada en marche après l’argent de Guillaume Leblanc à Barcelone, est d’autant plus historique qu’elle sera probablement la dernière en 50 km marche.

« Le CIO a pris cette terrible décision d’abolir l’épreuve. [Il n’y aura plus de 50 km, qui sera peut-être remplacé par un 35 km]. Tous les gars ici, du premier au dernier, sont l’incarnation même de l’endurance. Cette épreuve est faite pour les Jeux olympiques, elle symbolise tous ses idéaux, et je la défendrai jusqu’à ma mort. »

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PHOTO CHARLY TRIBALLEAU, AGENCE FRANCE-PRESSE

Mathieu Bilodeau a terminé 45e de l'épreuve du 50 km marche

Juste comme il me disait ça, Mathieu Bilodeau, seul Québécois sur 57 membres de l’équipe canadienne d’athlétisme, est arrivé.

« Yeah !!! », a crié Bilodeau en serrant Dunfee. Les deux gars très humides se sont étreints longtemps et très fort.

Le marcheur de Québec a terminé 45e et il était mal en point.

« J’ai eu des problèmes de dos depuis que je suis arrivé, mon dos a juste barré. Je pensais m’en tirer aujourd’hui, mais à 20 km, je ne pouvais juste plus marcher. »

Mais pas question d’abandonner. Il l’avait promis à sa blonde. Il n’avait pas pu finir à Rio. Ça n’allait pas se produire encore.

Je finis, peu importe le temps, mais je finis. Le temps est décevant, mais hé ! C’est pas grave, on a gagné le bronze !

Mathieu Bilodeau

On aurait dit que c’est lui qui avait gagné la médaille, tellement il souriait.

Ancien triathlète passé à la marche après avoir rencontré Janice McCaffrey à Calgary, Bilodeau me disait l’autre jour qu’en comparaison du 50 km de marche, un marathon est un « sprint » qu’il règle en deux heures et demie. « Le mur est bien plus difficile à la marche », dit le disciple de Marcel Jobin.

À voir passer les uns après les autres les corps titubants, j’aurais tendance à lui donner raison…

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En conférence de presse, Evan Dunfee s’est lancé dans une attaque en règle contre la décision du CIO d'abolir le 50 km marche et a fait un ultime plaidoyer pour le maintien de son épreuve.

« Je viens de parler au physio de notre équipe. Sa fille de 10 ans a regardé les quatre heures de la marche. Ne me dites pas que cette course n’était pas excitante. Le CIO dit qu’il veut des évènements qui intéressent plus les jeunes. C’est de la bullshit. Des enfants partout ont pu être inspirés. Ça me fend le cœur. Ça ne coûte rien, on prend un kilomètre dans la rue, tout le monde peut nous voir. On n’est pas là pour l’argent, pour la célébrité, mais pour les valeurs de l’endurance, de la camaraderie. On veut juste être des modèles pour nos communautés, pas pour que les gens fassent comme nous, mais qu’ils soient inspirés de nous voir marcher tous les jours, dans la pluie, dans la neige… On a besoin de moins de gens dans les voitures, plus de gens qui marchent. »

Si la salle avait été un jury, il aurait remporté sa cause sans délibération.