(Tokyo) Comme en entrant dans l’église le jour de son mariage quelqu’un décide de virer de bord, Simone Biles vient de se retirer de presque toute la compétition de gymnastique.

La « plus grande de tous les temps » venait de « rater » un saut dans la compétition par équipes, effectuant une rotation au lieu de deux.

« Pourquoi avez-vous décidé de faire une seule rotation ? a demandé un journaliste.

— Je n’ai pas décidé, je n’ai pas réussi. »

Il arrive qu’en plein milieu d’un saut, il y ait une minuscule absence dans la tête, expliquent les gymnastes. Un rien de déconcentration. On est perdu dans les airs où l’on se repère parfaitement d’habitude. Ça ne fait pas juste perdre des points, ça peut finir très mal…

La gymnaste a aussitôt déclaré qu’elle quittait la compétition par équipes – les Américaines ont pris l’argent.

Le lendemain, elle a annoncé son retrait du concours multiple individuel. On ne sait pas si elle participera aux épreuves individuelles la semaine prochaine.

« Êtes-vous blessée ?

— Pas du tout. Mais mentalement incapable de continuer. »

C’est évidemment un immense choc, en plein milieu des Jeux. Simone Biles allait être à Tokyo ce qu’Usain Bolt a été à Rio : déjà consacrée meilleure « de tous les temps », elle promettait une reconquête olympique sans précédent.

La gymnaste américaine de 24 ans était à la une de tous les magazines, la tête d’affiche de Team USA.

Repartie de Rio en 2016 avec quatre médailles d’or et une de bronze, elle ne s’est pas contentée de se maintenir au sommet. Elle a progressé, allant jusqu’à remporter cinq médailles d’or aux Mondiaux en 2019. Quatre figures s’appellent des « Biles ». Les autres gymnastes n’osent même pas y toucher et les physiciens tentent d’en comprendre la mécanique.

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Ce qu’elle a dit mardi, la simplicité et la transparence avec lesquelles elle l’a dit en se retirant sont tout aussi inouïes pour une athlète de ce niveau en pleine compétition.

Elle a parlé du doute qui s’empare de plus en plus d’elle, à son âge « avancé » de 24 ans.

Elle a parlé de ses problèmes de santé mentale, de sa thérapie, des médicaments qu’elle prend pour aller mieux.

Je crois que les problèmes de santé mentale sont plus présents dans le sport maintenant… Il faut protéger nos esprits et nos corps et ne pas simplement nous présenter et faire ce que le monde attend de nous.

Simone Biles, gymnaste américaine

Ce sont des choses qui se disent parfois après la retraite. Mais s’ouvrir comme ça, en pleine compétition, en disant : savez-vous, je ne sais pas si j’ai envie ou si je peux continuer comme ça… On n’a jamais vu ça d’une aussi immense championne.

Sur Twitter jeudi matin (heure locale), elle a écrit que le flot de soutien et d’amour qu’elle avait reçu depuis son retrait lui avait fait « réaliser que je suis plus que mes réalisations en gymnastique, ce que je n’ai jamais vraiment cru avant ».

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Toute une discussion a aussitôt repris sur les enjeux de santé mentale, la pression sur les athlètes, etc.

Il y a évidemment beaucoup matière à réflexion à ce sujet.

J’ai pensé à Clara Hughes, une des plus grandes athlètes olympiques canadiennes de tous les temps. Deux médailles de bronze en cyclisme à Atlanta en 1996 ; une médaille de bronze en patinage de vitesse à Salt Lake City en 2002 ; une médaille d’argent et une d’or à Turin en patinage de vitesse en 2006 ; puis une dernière de bronze à Vancouver, toujours en patinage.

En 2012, à Londres, elle est revenue au vélo. Elle a terminé cinquième. Je me souviens qu’elle nous avait dit à quel point elle envisageait de faire du vélo juste pour le plaisir, relaxe. Finis ces entraînements brutaux, ce mode de vie spartiate.

À Sotchi, maintenant athlète retraitée, elle accompagnait la délégation canadienne. Je lui avais demandé comment allait sa vie, maintenant libérée des contraintes de l’entraînement intensif.

C’est exigeant, la vie d’athlète, mais c’est une drogue puissante, m’avait-elle dit. Quand on arrête, il faut trouver autre chose pour la remplacer. Elle avait entrepris une thérapie. Il y avait ce grand vide, jour après jour, devant elle. On pourrait dire dans son cas : il y avait au départ ce « manque », que l’entraînement de haute performance est venu combler. Elle parlait ouvertement de sa dépression à l’adolescence, de sa découverte du patinage en voyant Gaétan Boucher remporter des médailles à Sarajevo. Elle s’est jetée dans le sport à corps perdu.

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Simone Biles a découvert la gymnastique par hasard à 6 ans. Ou plutôt, c’est la gymnastique qui l’a découverte. Elle était dans un camp de jour et voyait des gymnastes faire leur exercice. Elle s’est mise à les imiter. L’entraîneuse a été tellement impressionnée qu’elle a convaincu ses parents de l’inscrire.

Ses parents, qui sont biologiquement ses grands-parents, l’avaient adoptée, après qu’elle et ses trois frères et sœurs eurent été envoyés en famille d’accueil à Columbus. Son père avait pris le large, sa mère était toxicomane et, comme a dit Biles, s’occupait mieux de nourrir le chat errant que ses enfants. En apparence, rien ne la destinait à une carrière de gymnaste et tout jouait contre elle. Elle dit au contraire que ces épreuves l’ont parfaitement préparée aux rigueurs d’une carrière d’athlète de haut niveau.

Biles est aussi l’une des 330 (trois… cent… trente…) femmes de l’équipe américaine de gymnastique agressées par le médecin de l’équipe, Larry Nassar, condamné à 300 ans de prison, au terme d’un procès retentissant. C’est la seule d’entre elles encore dans l’équipe nationale.

C’est bien plus que l’athlète qui « craque sous la pression » qui s’est présentée devant le monde du sport – d’ailleurs, que sait-on vraiment de ceux qui « craquent », dans le sport ou dans tout le reste ?

C’est une femme qui, après avoir repoussé les limites du corps dans une zone jamais atteinte, nous dit qu’elle a aussi touché à ses limites mentales.

Elle ne continuera pas juste pour nous faire plaisir, juste parce qu’elle est la meilleure de tous les temps, même si le monde entier l’attend sur la plus grande scène de la planète.

Elle a fait comme il faudrait avoir le courage de faire des fois. Juste dire qu’on n’est plus capable, virer de bord pour aller prendre une marche. Et les mots pour le dire, en plus.

* La version initiale de ce texte a été corrigée puisqu’elle indiquait erronément que Simone Biles a été victime d’Aly Reisman, alors qu’il s’agit plutôt de l’entraîneur Larry Nassar. Nos excuses.