(Tokyo) Quand elle a eu 4 ans, ses parents lui ont acheté un vélo. Maude Charron le voulait sans les petites roues. Un vrai vélo, pas un vélo de bébé.

Dans sa cour, à Sainte-Luce-sur-Mer, la petite Maude a essayé une première fois. Elle est tombée. Une deuxième fois. Deuxième chute. Après quatre ou cinq tentatives, elle s’est assise devant le vélo et l’a examiné. Longuement.

« Je la regardais par la fenêtre et j’avais l’impression qu’elle essayait de comprendre le vélo ; mais c’était aussi comme si elle lui parlait », me dit sa mère Claire Garon, jointe à Rimouski.

Au bout d’un moment, elle est remontée sur le vélo. Elle n’est plus jamais tombée. Elle savait faire du vélo.

Vingt-quatre ans plus tard, Claire Garon regardait encore sa fille, mais à travers la vitre de la télévision. Maude était sur la plateforme d’haltérophilie installée sur la scène de la grande salle de spectacle du Tokyo International Forum.

Le moment était critique. Elle avait la première place après l’arraché.

Mais au premier épaulé-jeté, Maude Charron a échappé la barre, qui lui est arrivée au bas du cou.

Deux minutes de pause.

Elle est revenue sur le plateau. Elle a regardé la barre. Je ne sais pas si elle lui a parlé comme elle a parlé à son vélo. Mais la barre n’avait aucune chance. Ni la suivante. Elle avait l’or chez les femmes dans la catégorie des 64 kg.

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Maude Charron en action

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Quinze minutes plus tard, pendant la cérémonie de remise des médailles, on l’a vue discrètement se pencher, prendre sa lourde médaille et la regarder, l’air de dire : es-tu vraie ?

Je la voyais serrer les deux autres médaillées dans ses bras, mettre doucement sa tête sur l’épaule de l’Italienne, et je ne pouvais pas m’empêcher de penser : elle pourrait les soulever toutes les deux au bout de ses bras…

« On a eu peur, on a eu froid, on a eu chaud, mais ça a bien fini, nous a dit la championne. Je suis super contente, mais en même temps un peu triste que ma famille, mes amis ne soient pas là, même si je sais qu’ils écoutaient et qu’ils criaient… »

C’est la deuxième médaille d’or olympique canadienne en haltérophilie féminine, mais la première remise à la compétition.

Christine Girard avait remporté le bronze aux Jeux de Londres. Puis, quand on a réanalysé les échantillons de la Kazakhe et de la Russe qui la devançaient, on leur a enlevé la médaille pour dopage, et en 2017, donc cinq ans plus tard, elle a reçu l’or.

« J’ai pensé à Christine, et il y a un peu d’elle dans cette médaille. Enfin le Canada a sa vraie médaille en vrai. »

Charron a pris le temps de remercier tous ses entraîneurs, mais en particulier celui qui l’a convaincue de faire de l’haltérophilie, Serge Chrétien, de Sainte-Anne-des-Monts.

« Aujourd’hui, mon coach [Jean-Patrick Millette] m’a dit : “Y a quelqu’un en Gaspésie qui te fait dire : travaille fort !” » Ç’a toujours été le slogan de Serge : travaille fort ! Il m’a écrit un poème cette semaine. »

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Maude Charron sur le podium avec sa médaille d'or

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Vous n’imaginiez pas qu’un entraîneur d’haltérophilie pouvait utiliser la poésie pour motiver ses athlètes ? Le coach Chrétien, si.

« C’était juste un petit mot, me dit Serge Chrétien au téléphone, de Sainte-Anne-des-Monts. Ça parlait du doute. C’est normal d’avoir des doutes. Mais le doute peut se transformer en confiance, chez certains, comme Maude. C’est exactement ce qui est arrivé : après la première barre ratée, elle est revenue, j’étais certain qu’elle reviendrait plus forte. »

Il a été compliqué, le chemin qui a mené cette fille de Sainte-Luce au haut du podium à Tokyo. Longtemps, Maude Charron a fait de la gymnastique. Elle a participé à des compétitions nationales. Mais à 17 ans, elle a vu qu’elle ne se rendrait jamais aux Jeux olympiques. Elle est allée étudier à l’école de cirque. Elle a appris la technique de la barre russe pendant trois ans. Sans trouver de débouché. Elle est retournée à Rimouski, étudier à l’UQAR. Elle s’est mise au CrossFit. Encore là, à un haut niveau, mais pas assez pour faire de la grande compétition internationale.

C’est à ce moment-là, en 2015, qu’elle a rencontré M. Chrétien, à qui elle a demandé des conseils pour améliorer sa technique de lever de poids.

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« J’ai su immédiatement qu’elle avait un énorme potentiel. Elle est très forte. Mais les attributs physiques, ça ne suffit pas. Sa force mentale est exceptionnelle. C’est une fille de plateforme », dit le Gaspésien.

Le lendemain de leur première rencontre, il l’emmenait s’essayer à une compétition provinciale – sans même les souliers.

Un parcours compliqué ? Un parcours cohérent, finalement. Sans le savoir, toute sa vie elle s’est préparée à cette médaille d’or.

La gym, dit-elle, a développé ses bases musculaires, l’équilibre. Le CrossFit, la force. Et le cirque, la capacité de se donner en spectacle sans s’énerver.

« Lever une barre en public, c’est faire un spectacle. »

Et quel spectacle ce fut, mardi soir à Tokyo.

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Maude Charron

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Dans le corridor après la remise des médailles, le nouveau coach Millette était ému et survolté à la fois. Il y a beaucoup de stratégie dans une compétition d’haltérophilie : chacun déclare la charge qu’il va attaquer, mais peut la modifier.

« C’est un peu du poker, un peu des échecs ; moi, je joue aux échecs et je suis capable de bluffer ; elle, c’est les muscles. »

Avant même la première question des journalistes, il s’était lancé : « J’ai un message à toutes les Canadiennes, tous les Canadiens : ne baissez jamais les bras, ne laissez jamais les gens vous dire que vous êtes pas capable ; si on a accompli notre rêve, tout le monde est capable de réussir. »

Il pensait aux mois de pandémie où Maude ne pouvait plus aller s’entraîner à Montréal avec lui. Où elle levait des barres dans le garage de son père, en faisant des Zoom avec le coach. À ces moments où elle se disait : « À quoi ça sert, lever des poids, quand je pourrais avoir fini l’école de police [elle est diplômée en technique policière] et aider les gens… »

« C’est d’autant plus méritoire qu’elle l’a fait en restant en région, sans rejoindre d’autres athlètes de son niveau ; je vous avoue que j’ai une admiration sans bornes pour elle », renchérit Serge Chrétien qui, les jours ouvrables, est un commerçant d’électronique, et le reste du temps, un maniaque d’haltérophilie – depuis l’enfance.

« On a marqué l’histoire, conclut Millette. On a fait la preuve que nos filles sont capables, alors j’espère qu’il va y avoir plusieurs petites filles au Canada qui vont regarder ça et se dire : “J’ai envie d’essayer.” Moi, je vais être là pour les entraîner ! »

Maude Charron a beau dire que « juste venir aux Jeux, c’était une victoire », elle était clairement venue pour gagner, mardi. Toute la soirée, elle a mené le jeu, mis la pression sur tout le groupe.

Aussi, les larmes de la victoire séchées, elle ne cachait pas sa fierté immense.

« Cette médaille, on la mérite. »