Quand on a perdu son père plutôt jeune comme ça m’est arrivé, on devient sensible à toutes les représentations père-fille dans les fictions. J’ai remarqué qu’à la mort de Michel Côté, on a souligné ses nombreux rôles de père où il n’a que des fils comme dans C.R.A.Z.Y. ou De père en flic, en oubliant souvent Ma fille, mon ange, dans lequel il jouait aux côtés de Karine Vanasse. Mais j’avoue que ce n’était pas son meilleur.

Ces représentations père-fille, je les retiens peut-être parce qu’elles parlent un peu pour mon père qui était, comme bien des hommes de sa génération, un homme de peu de mots, qu’on aurait dit sorti d’un film muet. Mais une image vaut mille mots, dit-on.

Pour tout dire, mon père avait de la misère à commander une pizza au téléphone tellement il détestait parler. Alors vous imaginez dire « Je t’aime » ? Il en était incapable, même si ça lui brûlait les lèvres. Son cœur gros comme la Terre était comprimé par cette sinistre éducation voulant qu’un homme, un vrai, ça cache ses émotions, comme les héros de Hollywood. Et c’est le cœur qui a lâché.

Mon père ne m’a jamais dit « Je t’aime » (mais il me l’a écrit), et je ne l’ai jamais vu pleurer devant la télé ou au cinéma. Quand on regardait un film en famille, nous savions qu’il était ému lorsqu’il se mettait à tousser lors d’une scène crève-cœur, et nous retenions notre souffle. Jusqu’à sa mort, j’ai vécu ce suspense : qu’est-ce qui allait faire pleurer mon père ? Finalement, ce n’est jamais arrivé. Du moins, pas devant mes yeux.

Au cinéma, la plupart du temps, les pères protègent leurs filles et éduquent leurs gars, ça donne une idée des rapports filiaux. Protéger sa fille est la base émotionnelle du plus récent succès télévisuel, The Last of Us, inspiré d’un jeu vidéo, qui est venu me chercher, même si je n’en pouvais plus des séries postapocalyptiques, parce qu’il y avait cette relation père-fille dans l’histoire. Celle de Joel (Pedro Pascal), un homme qui n’a pas pu sauver sa propre fille de la mort, et qui redonne un sens à sa vie des années plus tard en protégeant Ellie (Bella Ramsey), une ado qui lui fait penser à sa fille disparue. Pour ça, il est prêt à tuer tout le monde, comme mon père voulait écraser avec son char tous les gars qui m’ont fait pleurer.

PHOTO FOURNIE PAR HBO

Pedro Pascal et Bella Ramsey dans The Last of Us

Dans une scène très intense, Ellie échappe de justesse à un viol et quand Joel la retrouve, il scrute ses yeux avec angoisse pour voir si les hommes qu’il connaît trop bien ne l’ont pas détruite. Cela rappelle La route de l’écrivain Cormac McCarthy, mort cette semaine, dans une étrange synchronicité. Ce roman qu’on ne peut oublier après l’avoir lu, adapté au cinéma en 2009, le plus grand succès de l’écrivain, était dans les pensées quand la fumée des incendies de forêt canadiens a transformé la ville de New York en film de Denis Villeneuve. La route, c’est l’histoire d’un père qui tente de préserver l’humanité de son fils dans un monde en cendres.

Dans The Last of Us comme dans La route, fils ou filles, ce qu’il faut comprendre est que les hommes ont échoué à préserver la vie, les mères sont absentes, et les pères doivent affronter l’horreur dans les yeux de leurs enfants. We don’t need another hero, chantait Tina Turner, dans Mad Max Beyond Thunderdome…

Jamais il ne me repoussait quand je l’appelais « Papounet, petit rayon de soleil » en le prenant dans mes bras. C’était ma façon de rire de mon père et de fissurer son armure, car il pouvait avoir l’air le plus bête de la planète par moments.

Nous adorions regarder des films ensemble, en silence. C’est bien la dernière personne qui pouvait parler par-dessus un film, ce qui plaisait à la jeune cinéphile intégriste que j’étais. Je revois parfois nos films préférés, pour sentir sa présence, pour revivre ces émotions partagées avec lui. Mississippi Burning, Goodfellas, le documentaire When We Were Kings…

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Scène tirée du film Les invasions barbares

Le hasard a voulu que l’un des derniers films que nous ayons vus au cinéma, quelques semaines avant sa mort, soit Les invasions barbares de Denys Arcand, en 2005. À la fin, quand Rémy choisit l’euthanasie et fait ses adieux, il reçoit une vidéo de sa fille (Isabelle Blais) qui ne peut être présente, car elle est très loin sur un bateau, en train de voguer vers son destin. Elle lui dit : « Il y a trop longtemps que je t’ai vu, mon cher papa. Mon daddy. Mon papounet. Je me serai ennuyée de toi toute ma vie. Dis-toi que je suis une femme heureuse, j’ai trouvé ma place. Je ne sais pas comment tu as fait ça. »

J’ai failli m’évanouir quand j’ai vu cette scène au cinéma avec mon père à mes côtés. Je retenais difficilement mon émotion parce que je savais qu’il retenait la sienne, et je voulais le protéger. Mais Isabelle Blais parlait à ma place. Encore aujourd’hui, je ne peux voir cette scène des Invasions barbares sans pleurer toutes les larmes de mon corps.

Et depuis, ça n’arrête pas, les larmes, quand je vois un père et sa fille à l’écran, et je pleure pour deux. Dans les neuf heures de la trilogie Lord of the Rings, le bout le plus dangereux pour moi est lorsque Éowyn fait ses adieux sur le champ de bataille à son oncle Théoden, qui est une figure paternelle. J’envie la complicité entre Daphnée et Pierre dans la série De Pierre en fille sur Tou.tv. J’aime la maladresse de George Clooney avec ses filles dans The Descendants comme la relation très profonde entre l’entraîneur Frankie et la boxeuse Maggie dans Million Dollar Baby de Clint Eastwood. Pour la fête des Pères, et pour poursuivre une conversation, je vais peut-être me retaper When We Were Kings. Il y a trop longtemps que je t’ai vu, mon papounet.