Nos figures paternelles s’inscrivent parfois dans des objets usuels. Une sableuse ou une hache deviennent le symbole de l’affection qu’on a pour un père, un oncle, un mentor ou un grand-père et du temps passé avec eux. Une simple poche à clous peut aussi raconter les liens entre trois hommes de la même famille, sur plus de trois décennies.

« Te souviens-tu de ça ? », m’a demandé mon oncle Normand, alors qu’il me donnait un coup de main pour rénover ma première maison. En fait, c’est plutôt moi qui l’aidais. Les compétences, c’est lui qui les avait, pas moi. Le « ça », c’était la poche à clous qu’il portait à la taille. Et non, je ne m’en souvenais pas. « C’est toi qui me l’as offerte quand tu étais jeune », m’a-t-il rappelé.

PHOTO FOURNIE PAR PATRICK VIGNEAULT

Normand Vigneault, oncle et parrain de notre journaliste, n’était pas qu’un bon mentor en construction, il faisait aussi de l’ébénisterie et a fabriqué plusieurs chevaux de bois pour les enfants de sa famille élargie.

On devine encore l’année, qu’il avait inscrite au feutre à côté de son nom : 1988. Ça signifiait que mon parrain utilisait depuis 20 ans un tablier de menuisier sans doute acheté pas cher chez Pascal par son filleul de 15 ans… À sa mort, c’est mon cousin Patrick, un Vigneault lui aussi, qui l’a récupéré. Peu après, je lui ai écrit un courriel où je lui demandais du bout des doigts s’il accepterait de me le donner…

  • À la fin de l’adolescence, Patrick Vigneault a aussi appris de son père, Normand, à fabriquer le cheval de bois que ce dernier avec dessiné.

    PHOTO FOURNIE PAR PATRICK VIGNEAULT

    À la fin de l’adolescence, Patrick Vigneault a aussi appris de son père, Normand, à fabriquer le cheval de bois que ce dernier avec dessiné.

  • Il y en a qui font des meubles, Patrick Vigneault a poussé l’enseignement reçu de son père jusqu’à fabriquer des jouets de bois articulés.

    PHOTO FOURNIE PAR PATRICK VIGNEAULT

    Il y en a qui font des meubles, Patrick Vigneault a poussé l’enseignement reçu de son père jusqu’à fabriquer des jouets de bois articulés.

  • Lorsqu’il n’avait pas d’atelier, Patrick Vigneault, cousin de notre journaliste, fabriquait des jouets de bois sur la table de cuisine de son appartement.

    PHOTO FOURNIE PAR PATRICK VIGNEAULT

    Lorsqu’il n’avait pas d’atelier, Patrick Vigneault, cousin de notre journaliste, fabriquait des jouets de bois sur la table de cuisine de son appartement.

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« Peut-être que tu vas trouver ça niaiseux, m’a-t-il répondu, mais je suis en train de finir mon deck et je voudrais faire un dernier projet avec mon père. Après, je te l’envoie. » Patrick craignait que je trouve cucul qu’il donne une signification aussi intime à un objet usuel. Pourtant, c’était la seule raison que j’avais de lui demander de me le léguer : c’est un symbole précieux d’un homme important à mes yeux.

  • La « poche à clous » que notre journaliste a offerte à son oncle Normand il y a 35 ans, lui est revenue après sa mort.

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    La « poche à clous » que notre journaliste a offerte à son oncle Normand il y a 35 ans, lui est revenue après sa mort.

  • Normand, rappelle son fils Patrick Vigneault, avait l’habitude d’inscrire son nom sur tous ses outils. Il l’a fait aussi sur son tablier de menuisier. Il avait aussi inscrit l’année où il l’a reçu, 1988, dans le coin à droite de son nom (invisible sur la photo).

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Normand, rappelle son fils Patrick Vigneault, avait l’habitude d’inscrire son nom sur tous ses outils. Il l’a fait aussi sur son tablier de menuisier. Il avait aussi inscrit l’année où il l’a reçu, 1988, dans le coin à droite de son nom (invisible sur la photo).

  • Dans la famille, on dit la « poche à clous », mais de nos jours, c’est plus des vis que notre journaliste met dedans… en plus des résidus de démolition qui s’y retrouvent par accident.

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Dans la famille, on dit la « poche à clous », mais de nos jours, c’est plus des vis que notre journaliste met dedans… en plus des résidus de démolition qui s’y retrouvent par accident.

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Patrick m’a longuement parlé ce printemps de son père, avec qui il a fait des toitures, appris à monter des divisions et surtout fait de l’ébénisterie. Il m’a aussi reparlé de son deck, ce « dernier projet » fait avec son père. « Peut-être que tu vas trouver ça niaiseux, a-t-il encore dit, mais quand je mettais la main dans sa poche à clous pour en prendre un, j’avais l’impression que c’est lui qui me le donnait. C’est moi qui faisais la job, mais c’est lui qui me donnait ce dont j’avais besoin pour la faire. »

Un symbole de transmission

Ce n’est pas l’outil lui-même qui a de la valeur, c’est bien sûr le lien avec la personne qu’il représente qui en a. Jonathan Charrette, lui, c’est lorsqu’il utilise certains outils de mécanique qu’il se sent en contact avec son mentor. « C’est comme une petite voix dans l’oreille qui te donne des conseils, qui te rappelle qu’il faut faire comme ci et pas comme ça, raconte-t-il. Travailler avec lui m’avait aussi rappelé qu’être mécanicien, c’était ce que je voulais faire depuis l’enfance. »

PHOTO FOURNIE PAR JONATHAN CHARRETTE

Jonathan Charrette collectionne entre autres les outils de sa famille, mais conserve aussi une affection particulière pour ceux ayant appartenu à celui qui lui a enseigné les rudiments de la mécanique.

Ce geste de transmission a une résonance bien concrète pour les sœurs Véronick et Nathalie Boisclair, cofondatrices des Jardins du Boisclair, à Bromont. Marchant dans les traces de leur père, Léon, elles se sont lancées dans la production maraîchère et se servent toujours d’un appareil acheté en 1968 par leur papa : un semoir manuel datant des années 1940.

« Il pèse une tonne, il n’est pas le fun à utiliser et on sacre en masse quand on le prend, raconte Nathalie, mais son dinosaure, c’est ce qui est le plus fiable et le mieux adapté pour les pois, les fèves, les edamames et toutes les graines de cette taille-là. Et il est indestructible : à moins de passer dessus avec un camion, il sera encore là dans 100 ans ! »

  • Le semoir date des années 1940.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Le semoir date des années 1940.

  • Nathalie, Léon et Véronick Boisclair dans la serre des Jardins du Boisclair. Les sœurs se sont lancées dans la production maraîchère, marchant dans les traces de leur père.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Nathalie, Léon et Véronick Boisclair dans la serre des Jardins du Boisclair. Les sœurs se sont lancées dans la production maraîchère, marchant dans les traces de leur père.

  • Octogénaire, Léon Boisclair continue de faire partager son savoir dans la famille, chez ses enfants et ses petits-enfants.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Octogénaire, Léon Boisclair continue de faire partager son savoir dans la famille, chez ses enfants et ses petits-enfants.

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L’objet est évidemment bien plus qu’un outil de travail : il incarne la continuité du travail agricole dans leur famille tissée serré. « C’est avec ça que nos parents ont commencé à cultiver », relève Nathalie, en devenant rouge d’émotion. « On est privilégiées qu’il travaille avec nous, qu’il partage son savoir-faire et son humour pince-sans-rire », ajoute Véronick, en contenant de peine et de misère ses sanglots.

L’attachement des deux sœurs aux connaissances héritées de leur père est tel que c’est une photo de lui travaillant la terre qui a inspiré le logo de leur entreprise. « Il fait partie intégrante de notre équipe », dit Véronick. Son papa octogénaire se fait en plus un point d’honneur de faire partager des savoirs différents avec ses petits-enfants, en s’adaptant aux intérêts de chacun, précise Nathalie.

Des leçons de vie

Tous les outils que mon cousin Patrick a hérités de son père n’ont pas la même valeur à ses yeux. « Une drill, c’est une drill, dit-il. Une sableuse à ruban dont je me suis servi pour faire un cheval de bois pour un chum qui venait d’avoir un enfant, ça, c’est significatif. Normand faisait des chevaux de bois pour les enfants de la famille. Je ne m’en suis servi pratiquement que pour ça, moi, et ça me rappelle mon père. »

Élise Provost avoue être attachée à la scie sauteuse offerte par son père. « Elle a de la misère, mais je n’arrive pas à la jeter pour en acheter une autre », dit la créatrice qui travaille encore en conception de décor. Elle sait toutefois qu’à travers la scie sauteuse, ce sont les leçons de son père qu’elle chérit.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Élise Provost et les outils ayant appartenu à son père. Elle jardine beaucoup avec la pelle et la fourche de son père.

« Mon père ne m’a pas transmis que des outils, mais aussi le plaisir de travailler de ses mains, le souci du travail bien fait », précise-t-elle. Les compétences qu’elle a acquises ne l’aident pas seulement dans son travail, elles lui permettent d’être plus autonome, parfois de s’affranchir des réparateurs et aussi de donner des coups de main aux amis.

« Au-delà des anecdotes et des souvenirs, ces outils sont la manifestation d’un savoir, insiste-t-elle. Ils m’ont permis de transmettre à mon tour le savoir-faire des bricoleurs, ainsi que la fierté et le plaisir des travaux manuels. Quand j’ai pris conscience de cet héritage, mon cœur s’est gonflé de gratitude. Et je dis : merci, P’pa. »