Ils se font offrir des marges de crédit de 350 000 $ bien avant qu’ils ne posent leurs premiers diagnostics. Des étudiants en médecine et en médecine dentaire gèrent très mal cet afflux d’argent soudain. Avec la hausse des taux d’intérêt, certains se retrouvent acculés à la faillite.

Le syndic Patrick Roberge a toujours vu des cas d’étudiants en médecine qui se présentent à son bureau démunis. Ils ont accumulé tant de dettes qu’ils ont perdu la maîtrise de leurs finances.

Avec la hausse des taux d’intérêt, il reçoit plus d’étudiants et craint que le phénomène n’augmente. « Ils mènent déjà une vie de médecin alors qu’il leur reste six ans d’études à faire », confie Patrick Roberge, associé, redressement et insolvabilité chez Raymond Chabot Grant Thornton.

Un étudiant qui a accepté une marge de crédit de 350 000 $ doit payer 2000 $ par mois seulement en intérêt à 6 %, cite-t-il en exemple.

Le chiffre n’est ni fortuit ni fictif : les institutions financières proposent ce montant en crédit pour les étudiants en médecine et en médecine dentaire.

Certains roulent en Tesla ou en BMW alors qu’ils sont encore aux études, poursuit Patrick Roberge. Dans un cas qu’il gère actuellement, le syndic a proposé aux créanciers de sa cliente un étalement plus long que la moyenne pour régler une partie de la dette. Six ou sept ans, ce qui lui donnerait le temps d’augmenter ses revenus.

« Sinon, c’est carrément une faillite, précise le syndic. Elle ne se rendra pas dans sept ans. »

PHOTO MICHAEL TEMCHINE, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Les institutions financières offrent des marges de crédit pouvant aller jusqu’à 350 000 $ aux étudiants en médecine et en médecine dentaire.

Des clients convoités

« On a réalisé à un moment donné que nos étudiants ont rapidement accès à du crédit. Les institutions financières mettent la main sur d’éventuels futurs très bons clients », explique Éric Lavoie, vice-doyen aux études médicales prédoctorales à la faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke.

On leur offre toutes sortes de choses pour les attirer et on a effectivement eu des cas où des étudiants géraient très mal cet accès au crédit et se retrouvaient avec un certain endettement. Un endettement dû à leurs études, oui, mais aussi à des trains de vie qui étaient probablement au-delà de ce qu’ils auraient dû être à cette période-là de leur vie.

Éric Lavoie, vice-doyen aux études médicales prédoctorales à la faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke

La situation n’est pas généralisée, mais assez préoccupante pour que les facultés concernées s’y attaquent.

« Historiquement parlant, confie Éric Lavoie, on en a qui sont tombés dans la potion magique. J’ai même une situation vécue ici à l’Université de Sherbrooke il y a plusieurs années. Une étudiante, reconnaissante des sacrifices qu’avaient faits ses parents, dès qu’elle a eu sa marge de crédit, a invité toute la grande famille dans un resort tout compris pour la période des Fêtes. Elle était en première année et s’est dit que c’était à son tour de les gâter. »

Les futurs vétérinaires sont aussi convoités. La Banque TD, par exemple, leur propose un crédit de 200 000 $, dont 50 000 $ dès la première année d’études. Les autres étudiants sont bienvenus, mais la limite des prêts est fixée à 80 000 $ pour un programme d’études de premier cycle qui durerait quatre ans, avec une répartition de 20 000 $ par année.

« Au début, le crédit était versé par tranches », explique Julie Gauthier, directrice principale, groupe de planification centralisé chez Gestion financière MD, une firme qui travaille aussi avec les étudiants en médecine.

Les banquiers évaluaient les besoins réels de l’étudiant et accordaient les prêts en fonction de cette évaluation, précise Julie Gauthier. Or, la pratique a changé, dit-elle, il y a une quinzaine d’années ; maintenant le crédit est souvent accordé d’un coup.

« On est assez privilégiés financièrement, les médecins, concède Victoria Blouin, étudiante en médecine et présidente de la Fédération médicale étudiante du Québec. Comme étudiant, par contre, la dette peut être assez significative. »

Aucune donnée précise n’est disponible sur les cas d’insolvabilité ou même de faillite, précise-t-elle.

« De façon anecdotique, on entend des histoires », laisse tout de même tomber l’étudiante de l’Université de Montréal.

La Dre Anne Charbonneau a fait plus qu’entendre des rumeurs : alors qu’elle était vice-doyenne à la faculté de médecine dentaire de l’Université de Montréal, elle a reçu dans son bureau des étudiants en larmes, écrasés par les dettes.

Selon elle, c’est souvent à la fin de leurs études que les nouveaux dentistes sont rattrapés par leur situation. Ils doivent rembourser des prêts et les revenus ne sont pas à la hauteur de ce qui était planifié ou espéré.

La Dre Charbonneau a toujours été très interpellée par cette problématique.

« Certains voient cette marge de crédit là comme si c’était une garantie qu’ils allaient finir leur programme et réussir à rembourser ça en deux temps, trois mouvements, dit-elle. C’est de l’argent, 350 000 $ ! »

C’est certain que c’est tentant. Tu peux te payer un voyage dans le Sud. Tu peux te payer une voiture.

La Dre Anne Charbonneau, faculté de médecine dentaire, Université de Montréal

La Dre Charbonneau est à l’origine des ateliers en finances personnelles qui sont offerts depuis 2011 par la faculté de médecine dentaire de l’Université de Montréal.

« Je voulais les sensibiliser au temps que ça prend pour rembourser des dettes, dit-elle. Est-ce que ça va être un an, deux ans, cinq ans ou dix ans ? Et l’argent qu’ils empruntent maintenant, combien ça va leur coûter ? »

200 000 $

12 % des étudiants en médecine canadiens ont terminé leurs études avec une dette de plus de 200 000 $ l’année dernière ; 7 % avaient moins de 20 000 $ de dettes, alors que 45 % des étudiants terminaient avec des dettes qui se situaient entre 20 000 $ et 100 000 $.

Source : Association des facultés de médecine du Canada

Envie d’émulation

ILLUSTRATION VERÓNICA PÉREZ, LA PRESSE

Julie Gauthier est spécialiste en gestion des finances de professionnels de la santé. Des bancs d’école à la retraite.

« Il faut se mettre dans le contexte des études en médecine, où il y a trois phases importantes », explique-t-elle. D’abord, les deux ou trois premières années sont essentiellement des cours théoriques, à l’université. Selon Julie Gauthier, ces années-là sont moins propices à la surconsommation étant donné que les étudiants en médecine ou en médecine dentaire évoluent dans un milieu étudiant. « Ils se comparent à d’autres étudiants, dit-elle, qui mangent des ramens, prennent les transports en commun et ont un petit loyer. »

Ensuite vient l’externat, une période de 21 mois. C’est là que, pour certains, le comportement financier peut changer, note cette observatrice. Les étudiants sont à l’hôpital, mêlés aux groupes de médecins.

« Ils vivent comme des chirurgiens, donne-t-elle en exemple. Alors ils entendent parler de voyage, d’appareils électroniques, de condos, de belles voitures… »

Pour certains étudiants vulnérables, c’est là que l’engrenage commence. Ensuite, durant la résidence, ceux-là pourront empirer leur situation. Le salaire, autour de 60 000 $, ne soutiendra pas un niveau de vie que l’on associe davantage à celui d’un médecin spécialiste, explique Julie Gauthier.

« S’ils ont accumulé un peu d’endettement, un 100 000 $ ou 150 000 $ sur une marge pendant leur période de bancs d’école et de stage, il faut supporter ça », dit cette spécialiste, qui note aussi que la hausse des taux d’intérêt peut changer la donne pour ceux et celles qui arrivaient tout juste. « À 2,5 %, ça allait, mais à 6,7 %, on est ailleurs. »

Pour une éducation financière précoce

Les différentes universités offrent de l’éducation financière, sous différentes formes.

À l’Université de Sherbrooke, les étudiants en médecine ont un cours de gestion des finances personnelles dès leur arrivée en première année. Ce cours, obligatoire et noté, a été ajouté au programme en 2017, alors qu’on voyait que la gestion des finances pour les étudiants en médecine pouvait poser problème.

« Ici, 80 % de nos étudiants viennent du cégep et 20 % de l’université, précise le Dr Éric Lavoie. On comprend qu’un étudiant qui sort du cégep est habituellement plus jeune et n’a probablement pas eu beaucoup l’occasion de gérer par lui-même ou elle-même ses finances. La plupart vivaient chez leurs parents jusqu’à leur arrivée au programme de médecine. »

En faisant cette formation très précocement dans leur cursus ç’a un plus grand impact sur un endettement éventuel, estime le vice-doyen aux études médicales prédoctorales à la faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke.

« Oui, les étudiants en médecine, lorsqu’ils ont fini leurs études, auront un très, très bon revenu, poursuit Éric Lavoie. On ne remet pas ça en question. Par contre, j’ai moi-même accompagné des étudiants qui n’ont pas terminé leurs études en médecine. Ça ne veut pas dire que ces personnes-là vont avoir un emploi aussi lucratif. Je me souviens d’une personne qui avait fait ses études en médecine, qui était rendue au niveau de la résidence. Elle était sur le point de terminer et de devenir médecin spécialiste et elle s’est rendu compte qu’elle n’était pas faite pour la médecine, mais ce qui l’empêchait d’arrêter, c’est qu’elle avait tellement de dettes. »

58 %

Plus de la moitié des médecins résidents (58 %) qui ont participé à une enquête menée par leur fédération en 2019 ont avoué ne pas faire de budget. Ceux qui avaient des dettes les évaluaient à 118 000 $, en moyenne. Les 10 % les plus endettés avaient contracté plus de 280 000 $ de dettes.

Source : Association des facultés de médecine du Canada

Et les joueurs de hockey ?

ILLUSTRATION VERÓNICA PÉREZ, LA PRESSE

Lorsqu’ils signent des contrats qui propulsent leur carrière, les jeunes joueurs de hockey ont accès à des sommes qu’ils n’avaient jamais vues auparavant dans leur compte bancaire. Comment s’assurer qu’ils ne dépensent pas tout cet argent aussi vite qu’il est apparu ? L’agent Dominic de Blois, directeur de The Will Sports Group, explique sa philosophie de gestion, en trois points clés.

Conseils

« Je ne suis pas planificateur financier, je ne gère pas l’argent », dit tout de go Dominic de Blois.

Lorsqu’ils se retrouvent avec un contrat très lucratif, les joueurs qu’il représente se voient donc offrir un service de gestion et de planification financière par une firme externe, afin que l’agence conserve une saine distance avec les finances personnelles de ses clients.

Déjà, précise Dominic de Blois, le hockey a changé. Les sommes versées aux joueurs sont plus raisonnables au début de leur carrière. Et mieux réparties. Selon l’ancienne convention collective, un joueur repêché au premier tour obtenait une prime d’un million de dollars, rappelle l’agent.

« Il recevait trois chèques de 333 000 $. C’était pas mal plus facile de se perdre à ce moment-là… »

« Je me souviens d’un joueur qui est allé au camp du Canadien, relate M. de Blois. Il était arrivé avec une Mercedes de 85 000 $. Il n’a joué aucune game dans la Ligue nationale. Il avait des habits Armani. Il a gaspillé tout son argent. Je serais curieux de savoir ce qu’il fait aujourd’hui, mais je suis pas mal certain qu’il n’a plus une cenne. »

Éducation

« On offre un volet éducatif, dit Dominic de Blois. Par exemple, le jeune qui a reçu son boni de signature a droit à des ressources. »

Et la ressource n’est pas son oncle Richard, précise l’agent…

Quand on augmente substantiellement les revenus, il faut augmenter les connaissances. Ou à tout le moins, éveiller l’intérêt pour la gestion des affaires. Les jeunes qui jouent aux États-Unis reçoivent leur salaire sans déductions. Il faut être doublement prudent, précise M. de Blois.

On travaille à les éduquer, avec l’aide de leurs parents. Plus jeune on commence, mieux c’est.

Dominic de Blois, agent et directeur de The Will Sports Group

Le joueur va aussi avoir droit à des ateliers, des rencontres et recevoir des infolettres qui lui donneront de l’information financière et des notions de base sur la Bourse et les investissements.

Finalement, son agent va aussi se permettre certaines recommandations. Le meilleur exemple ? La voiture. Les jeunes veulent souvent acheter un modèle de luxe, neuf, dès qu’ils reçoivent leur premier chèque d’envergure. Dominic de Blois se permet de les diriger vers des achats plus raisonnables…

Accompagnement

Lorsqu’ils deviennent professionnels (et souvent même avant), les joueurs reçoivent plein d’offres d’amis ou de purs inconnus qui leur proposent d’investir dans un projet ou une excellente affaire qui leur fournira des rendements faramineux.

Il faut les diriger vers un conseiller externe qui pourra étudier les offres reçues ou, carrément, les accompagner dans des rencontres avec des partenaires d’affaires potentiels, explique le directeur de The Will Sports Group.

Ce faisant, le jeune apprend aussi à poser les bonnes questions. Dominic de Blois admet que les nouveaux professionnels sont une cible de choix pour les requins.

« Quand les joueurs arrivent à la Ligue nationale, il y a toujours quelqu’un qui va les voir avec une bonne idée pour eux… »