Avez-vous déjà perdu un dépôt pour un achat sur l’internet ? Loué un chalet dont vous n’avez jamais vu la couleur ? Un réseau d’une centaine de faux étudiants d’Afrique de l’Ouest installés au Québec multiplie les fraudes sur les sites de petites annonces, faisant « plusieurs centaines de victimes », selon un rapport de renseignement obtenu par La Presse.

Le groupe, désigné sous le nom de « crime organisé africain » par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), aurait aussi fraudé la Prestation canadienne d’urgence à hauteur d’au moins 250 000 $.

« Les membres du crime organisé africain sont impliqués au Québec dans une panoplie de fraudes par hameçonnage sur l’internet », indique le rapport de renseignement de l’ASFC.

Les revenus mensuels des membres se placent entre 25 000 $ et 30 000 $ par sujet.

Extrait du rapport de renseignement de l’Agence des services frontaliers du Canada

Le réseau compterait « près de 100 suspects », dont une bonne partie « sont interreliés », car soit ils sont complices dans les mêmes fraudes, soit ils utilisent les mêmes comptes virtuels. Au total, l’ASFC a détecté 3 millions en argent suspect transitant par les comptes de ses membres, une somme qui ne représenterait « que la pointe de l’iceberg ».

« Le permis d’études semble […] être utilisé comme porte d’entrée au Canada et ainsi aux activités criminelles des sujets », poursuit le rapport, daté de 2021.

Le document a été récemment utilisé par le gouvernement fédéral pour obtenir l’expulsion de Derrick Toihoun, un ressortissant du Bénin arrivé au Québec avec un visa d’étudiant. Cet individu aurait ouvert des comptes auprès d’au moins quatre institutions financières, dans lesquels ont transité des dizaines de milliers de dollars en quelques mois, à destination de son pays d’origine.

« M. Toihoun s’est livré, dans le cadre de la criminalité transnationale, aux activités de recyclage des produits de la criminalité du crime organisé africain », a conclu la commissaire à l’immigration Élise Leclerc-Gagné, dans une décision rendue l’hiver dernier.

Une pléthore de fraudes

Selon le rapport, les membres du réseau s’adonnent à une pléthore de types de fraudes, notamment des méthodes traditionnellement associées à des fraudeurs qui se trouvent plutôt physiquement en Afrique de l’Ouest.

Quelques types de fraudes dont le réseau est soupçonné :

  • Fraude de consommation : la victime croit verser une somme en vue de l’achat d’une voiture, d’un conteneur, d’un animal ou de la location d’un appartement. Le fraudeur disparaît après avoir encaissé l’argent.
  • Fraude amoureuse : le fraudeur charme sa victime en lui faisant croire qu’il se trouve à l’étranger et qu’il a besoin d’argent pour la rejoindre. Le fraudeur tire autant d’argent qu’il le peut avant que la victime découvre le pot aux roses.
  • Fraude à la PCU : le réseau aurait volé l’identité de 29 Canadiens pour réclamer illégalement un chèque de Prestation canadienne d’urgence (PCU) pendant la pandémie.
  • Fraude au prêt : le fraudeur fait mine d’offrir des prêts à des conditions avantageuses et exige différents frais préliminaires à l’emprunteur avant de disparaître dans la nature.

« Les paiements sont toujours exigés en virement Interac, transferts d’argent, cartes cadeaux, cartes de crédit prépayées et cryptomonnaie, et les suspects utilisent plusieurs pseudonymes, adresses courriel et réseaux sociaux fabriqués pour les circonstances, indique le document. L’analyse des mouvements d’argent démontre qu’un certain pourcentage de l’argent tiré de la fraude est envoyé en Afrique ou blanchi via des compagnies de transferts monétaires, des concessionnaires de véhicules d’occasion ou des entreprises d’exportation de véhicules (souvent volés) en Afrique. »

Seulement 20 % des victimes auraient porté plainte.

Situation « plus que ridicule »

De l’avis de Michel Carlos, ex-responsable des crimes économiques à la Sûreté du Québec et ex-directeur des enquêtes à la Banque Nationale, ce rapport devrait être transmis à la police, si ce n’est pas déjà fait.

« C’est un réseau criminel organisé, a-t-il dit, après avoir consulté le rapport. Ce serait intéressant de faire une enquête criminelle d’envergure, parce que c’est quand même des montants élevés et c’est structuré. »

Selon lui, il faudrait aussi faire de la sensibilisation auprès des étudiants étrangers et de ceux qui pensent à le devenir, afin de leur faire comprendre qu’une implication dans ce type de réseau peut les plonger dans de graves problèmes.

Ancien de la Gendarmerie royale du Canada et de la commission Charbonneau, Jonathan Légaré est maintenant à la tête de la firme de renseignement Vidocq. Il se désole de voir des réseaux comme celui décrit par l’ASFC prospérer au Québec.

« La situation est rendue plus que ridicule au Canada en termes de lutte contre la criminalité financière », a dit M. Légaré.

Depuis 10 ans, ça ne fait qu’augmenter. Depuis la pandémie, c’est stratosphérique, l’augmentation. Les annonces que le gouvernement fait, ce sont des grenailles. Ce n’est rien.

Jonathan Légaré, de la firme de renseignement Vidocq

À son avis, si 300 policiers et civils luttent contre la corruption au sein de l’Unité permanente anticorruption (UPAC), autant de ressources devraient être consacrées à la lutte contre les fraudes. « L’écart entre où nous sommes et où nous devrions être est énorme », a-t-il ajouté.

La Presse a demandé une copie du rapport, de nature publique puisqu’il a été déposé dans une audience publique, à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) à la fin du mois de mai.

Le fédéral s’est alors adressé à un juge de l’immigration, sans jamais avertir La Presse, afin de demander que le document soit frappé d’une ordonnance de non-publication ou qu’il soit largement élagué. Le 1er juin dernier, toujours sans avertir les principaux intéressés , le commissaire de l’immigration Yves Dumoulin a donné partiellement raison à Ottawa en imposant une ordonnance de confidentialité sur la majorité des pages du rapport.