Dans L’argent et le bonheur, notre journaliste Nicolas Bérubé offre chaque dimanche ses réflexions sur l’enrichissement. Ses textes sont envoyés en infolettre le lendemain.

Il est souvent question de pourboire dans l’actualité depuis quelque temps.

Plusieurs déplorent que des restos offrent sur leurs terminaux des choix qui vont de 18 % à 25 %, et que le fait de laisser un pourboire moindre leur donne l’impression d’être « cheap ».

Personnellement, je suis prévisible : je laisse toujours 18 % quand je mange sur place, et 15 % pour les repas à emporter. Pourquoi ? C’est souvent aussi long pour les employés d’emballer nos plats et nos à-côtés dans les contenants individuels à emporter que de simplement nous les placer dans une assiette.

Pourquoi cette différence de 3 % ? Je ne sais pas. Mon cerveau fonctionne comme ça.

Cela dit, j’ai l’impression que le débat sur le pourboire est plus un débat sur le style de vie qu’on estime pouvoir mener qu’un débat sur l’exploitation et la justice sociale.

Si j’allais au restaurant toutes les semaines, ou plusieurs fois par semaine, je serais sans doute irrité de toujours devoir ajouter 15 %, 18 % ou 20 % au prix d’une commande qui coûte de plus en plus cher. Mais comme je ne vais pas au restaurant toutes les semaines, ça ne m’affecte pas.

Combien dépense-t-on en pourboire dans une année ?

Le ménage moyen au Québec a dépensé 2458 $ en repas au restaurant selon les données de 2019 (les données les plus à jour sont de 2021, mais elles sont artificiellement diminuées par la pandémie). En émettant l’hypothèse improbable que chaque repas a nécessité un pourboire, on est à près de 370 $ par année en pourboire à 15 % ou à 491 $ pour un généreux 20 %.

À ça, il faut ajouter les pourboires dans les bars et chez le coiffeur. Mais c’est un calcul un peu futile de toute façon : si le pourboire était inclus dans les prix, comme en France, on le paierait quand même. Et les Français laissent souvent de 5 à 10 % en plus, même si personne n’y est obligé.

On jase, là. Mais être agacé par le pourboire est peut-être le signe qu’on vit une petite coche au-dessus de ses moyens ?

Par définition, un pourboire sert à payer une personne qui accomplit une tâche pour nous. La meilleure façon de ne pas avoir à le faire est de ne pas avoir besoin de cette personne en premier lieu.

Personne ne nous oblige à manger au restaurant. À prendre un Uber. À passer une soirée dans un bar. Tout ça est purement volontaire. Tout ça est… comment dire ? Du luxe ?

On a parfois tendance à l’oublier, mais manger au restaurant n’est pas « normal ». Manger au restaurant est objectivement une expérience ahurissante.

Un entrepreneur met à notre disposition un bâtiment décoré avec soin qui a sans doute coûté plusieurs millions de dollars, et qui nous réchauffe en hiver et nous rafraîchit en été. Dans des pièces qu’on ne voit pas, des employés trient, entreposent, lavent et préparent des aliments, certains provenant de pays où nous ne poserons sans doute jamais les pieds. D’autres employés nous servent des plats, s’assurent qu’on est satisfaits, débarrassent notre table, lavent notre vaisselle, nettoient la graisse qui s’accumule dans la hotte dans la cuisine, passent la vadrouille plusieurs fois par jour, sortent les déchets…

Et puis, qui, exactement, s’enrichit là-dedans ? Les employés, qui n’ont pour la plupart aucun régime de retraite ? Ou les restaurateurs, qui bénéficiaient d’une marge de profit moyenne de 3,2 % en 2019 au Québec pour un restaurant avec service ?

Vous avez bien lu : acheter un certificat de placement garanti (CPG) est plus payant que de posséder un restaurant. Et pas mal moins risqué.

Je ne comprends pas le débat sur le pourboire.

La porte invisible de Mohnish Pabrai

Sinon, j’ai une histoire de pourboire à vous raconter. Elle montre comment de petites sommes peuvent donner des résultats surprenants.

Ce n’est pas une histoire de petites enveloppes brunes. Ou de cocktails à 100 $ pour pouvoir parler à un ministre. Aucun geste illégal n’a été commis. Aucun élu n’a été soudoyé. Mais, personnellement, ça me fascine de savoir qu’il y a des portes invisibles dans notre société.

L’histoire, donc, m’a été racontée il y a plusieurs années par l’investisseur et gestionnaire de portefeuille américain Mohnish Pabrai.

Résidant en Californie à l’époque, Mohnish Pabrai (rime avec ail) devait souvent faire des allers-retours Los Angeles-New York pour rencontrer des clients. Pour ne pas perdre une journée dans l’avion, il prenait un vol de nuit, et arrivait à Manhattan vers 5 h ou 6 h du matin.

Dans ces moments-là, tout ce qu’il voulait, c’est aller à l’hôtel faire une sieste et prendre une douche avant son premier rendez-vous. Mais il était beaucoup trop tôt pour prendre possession de la chambre, qui n’était accessible qu’à partir du milieu de l’après-midi.

« J’avais donc l’habitude de réserver la chambre pour deux nuits, dont la veille de mon arrivée, même si je n’y passais en fait qu’une seule nuit », a raconté Pabrai.

Cette façon de faire lui donnait un accès rapide à sa chambre. Mais comme les nuitées sont chères à Manhattan, ça faisait aussi grimper de beaucoup le coût de son déplacement.

Un jour, Mohnish Pabrai a décidé de ne pas réserver la chambre pour deux nuits, mais seulement pour une nuit, et de voir si quelques billets verts pouvaient l’aider.

Il est arrivé au comptoir vers 6 h du matin. En s’identifiant auprès de la préposée, il lui a remis deux billets de 20 $ pliés.

« C’est pour vous », lui a-t-il dit, avant d’ajouter qu’il aimerait beaucoup avoir sa chambre maintenant, plutôt que durant l’après-midi.

La préposée a pris l’argent et l’a posé près de son clavier, tout en continuant à pianoter à l’ordinateur en silence.

« Je suis désolée, a-t-elle finalement répondu. Mais le mieux que je peux faire, c’est vous offrir votre chambre dans une heure. En attendant, vous êtes invité à vous servir à notre buffet déjeuner qui vient d’ouvrir. Est-ce que ça vous convient ? »

Mohnish Pabrai n’en revenait pas. Il venait de devancer de plusieurs heures le moment où il pouvait avoir sa chambre. Et il pouvait patienter en déjeunant. Tout ça pour 40 $ !

Mais il n’était pas au bout de ses surprises.

En s’éloignant avec ses bagages pour aller déjeuner, M. Pabrai a vu du coin de l’œil la préposée regarder les billets qu’il lui avait remis. Elle a alors réalisé qu’elle avait reçu 40 $, et non pas 20 $.

Mohnish Pabrai était en train de se servir un café deux minutes plus tard quand la préposée s’est approchée de lui en souriant.

« Votre chambre est prête, monsieur », lui a-t-elle dit, en lui remettant une carte magnétique.

Mohnish Pabrai dit avoir tiré deux leçons de cette expérience.

« Premièrement, la personne la plus influente d’un hôtel est la personne qui vous accueille à votre arrivée. Elle a le pouvoir de vous donner une chambre incroyable, ou de vous placer près de l’ascenseur. Comportez-vous en conséquence. »

La deuxième leçon ?

« Un pourboire, c’est magique. »

Écrivez-moi ! Avez-vous des exemples où un pourboire vous a ouvert une porte invisible ?