En février 2023, pendant l’un des premiers vols d’un Boeing 737 Max de Southwest Airlines, une avarie du stabilisateur automatique a obligé le pilote à se poser d’urgence peu après le décollage.

Deux mois plus tard, un 737 Max d’Alaska Airlines totalisant huit heures de vol a été brièvement cloué au sol par une défectuosité du système de détection d’incendie. En novembre, un moteur d’un 737 Max flambant neuf de United Airlines est tombé en panne à 37 000 pieds.

Ces incidents, signalés par les transporteurs à la Federal Aviation Administration, n’ont pas fait la manchette. Ils semblent n’avoir mis personne en danger et on ne sait pas exactement qui en est responsable. Mais depuis le 5 janvier, quand un 737 Max 9 d’Alaska Airlines a perdu un panneau en plein vol, les incidents précédents prennent une importance nouvelle et soulèvent des questions sur la qualité des avions Boeing.

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Le 5 janvier, ce 737 Max 9 d’Alaska Airlines a perdu un panneau en plein vol.

« Il y a beaucoup d’aspects où les choses ne semblent pas faites comme il faut à l’usine », estime l’ingénieur et expert en sécurité aérienne Joe Jacobsen, qui a passé plus d’une décennie chez Boeing et plus de 25 ans à la FAA.

On dirait qu’il y a des raccourcis partout ; du travail pas fait comme il faut.

Joe Jacobsen, ingénieur et expert en sécurité aérienne

Des entretiens avec des experts en sécurité aérienne et de nombreux employés actuels et anciens de Boeing brossent un tableau inquiétant d’une entreprise longtemps considérée comme le summum de l’ingénierie américaine. Ils suggèrent que Boeing peine à améliorer la qualité après que deux écrasements de 737 Max 8 en 2018 et 2019 ont tué près de 350 personnes.

Certaines des couches cruciales de redondances qui garantissent la sûreté des avions de Boeing semblent ne pas suffire, disent ces personnes. Le niveau d’expérience du personnel de Boeing a chuté depuis le début de la pandémie. Le processus d’inspection censé contrôler le travail effectué par ses mécaniciens a été affaibli au fil des ans. Et certains fournisseurs peinent à respecter à la fois les normes de qualité et les cadences de production imposées par Boeing.

Changements à la direction

Voulant montrer aux régulateurs, aux compagnies aériennes et aux passagers qu’elle prend sa dernière crise au sérieux, Boeing a annoncé lundi des changements radicaux à la direction. Le PDG Dave Calhoun partira à la fin de l’année, et Stan Deal, directeur de la division avions commerciaux – qui construit le 737 Max –, a été mis à la retraite. Le président du conseil d’administration, Larry Kellner, a démissionné de son poste et ne se représentera pas au C. A.

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Le PDG de Boeing, Dave Calhoun, quittera ses fonctions à la fin de l’année.

Lorsqu’il a été nommé PDG en janvier 2020, M. Calhoun s’est engagé à améliorer la culture de sécurité de Boeing. Des membres ayant une expertise en matière d’ingénierie et de sécurité ont été nommés au conseil, qui a désormais un comité de sécurité. Selon Boeing, le nombre d’inspecteurs de qualité affectés aux avions commerciaux a augmenté de 20 % depuis 2019 et il y a plus d’inspections par avion.

Après les deux écrasements de 737 Max 8, Boeing et les autorités réglementaires se sont concentrées sur leurs causes directes, soit des défauts de conception et un logiciel défectueux. Or, selon certains employés actuels et anciens, des problèmes de construction étaient tout aussi apparents et les dirigeants de Boeing et les régulateurs auraient dû s’en apercevoir.

Après l’accident du 5 janvier, un audit de six semaines de la FAA sur la production du 737 Max a révélé des dizaines de lacunes dans le contrôle de la qualité chez Boeing. La FAA a donné à Boeing trois mois – jusqu’à la fin mai – pour régler ces problèmes.

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Boeing 737 Max 8 en construction à l’usine d’assemblage de Renton, dans l’État de Washington

Le National Transportation Safety Board a identifié la source de l’évènement où un 737 Max a perdu un panneau en vol : durant l’assemblage à l’usine Boeing de Renton, dans l’État de Washington. Ce panneau a été retiré, puis réinstallé sans les boulons censés le fixer au fuselage. Ce panneau (un « bouchon de porte », dans le jargon aéronautique) sert à fermer l’espace laissé par une sortie de secours non nécessaire.

Selon des employés actuels et anciens de Boeing, l’évènement illustre des problèmes anciens. Ils évoquent des cadences élevées mettant sous intense pression les assembleurs et menant parfois à des pratiques douteuses, leur faisant craindre une dégradation de la qualité et de la sécurité.

Davin Fischer, un ancien mécanicien de Renton, croit que la culture d’entreprise a changé vers 2017, quand Boeing a lancé le Max : « Ils essayaient d’augmenter les cadences et forçaient sans cesse à aller plus vite, plus vite, plus vite. »

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Boeing 737 Max au décollage à Renton, dans l’État de Washington

Le Max a été lancé en réponse à un nouvel avion économe en carburant d’Airbus. Boeing a augmenté la production d’environ 42 jets Max par mois au début de 2017 à environ 52 en 2018. La production est pratiquement tombée à zéro après le deuxième écrasement, en Éthiopie, lorsque les régulateurs du monde entier ont cloué l’avion au sol. L’avion a repris du service fin 2020 et Boeing a recommencé à augmenter les cadences pour éviter de se laisser distancer davantage par Airbus.

« Ça doit changer »

Aujourd’hui, certains dirigeants de Boeing admettent des erreurs.

« Pendant des années, on a priorisé le nombre d’avions qui sortaient de l’usine au lieu de faire les choses comme il faut, et ça doit changer », a déclaré le directeur financier Brian West, lors d’une rencontre avec des investisseurs la semaine dernière.

M. Calhoun reconnaît que Boeing doit faire mieux, mais il défend l’approche de la société en matière de production. « Au cours des dernières années, nous avons veillé à ne pas trop pousser le système, et nous n’avons jamais hésité à ralentir, à réduire les cadences ou à stopper les livraisons pour prendre le temps requis pour bien faire les choses », a-t-il déclaré en janvier.

Des employés actuels et anciens de Boeing, dont la plupart se sont exprimés sous le couvert de l’anonymat pour protéger leur carrière, ont donné des exemples de baisses de qualité au fil des ans. Nombre d’entre eux affirment toujours respecter Boeing, dont ils souhaitent la réussite.

Un ouvrier actuel à l’usine qui produit le 787 Dreamliner, à North Charleston, en Caroline du Sud, dit avoir constaté de nombreux problèmes lors de l’assemblage, notamment des câbles mal passés aux mauvais endroits, augmentant le risque de friction et de dommages.

Parfois, des employés « magasinent leur inspecteur », pour trouver quelqu’un qui approuverait le travail, a déclaré l’ouvrier.

Certaines préoccupations font écho aux accusations de manquements à la qualité formulées par des sources à l’usine Boeing de Caroline du Sud qui se sont confiées au New York Times en 2019.

Selon plusieurs employés actuels et anciens des avionneries de North Charleston et de Renton, des mécaniciens construisant des avions étaient autorisés dans certains cas à signer l’inspection de leur propre travail. Une telle « auto-vérification » supprime une couche cruciale de contrôle de la qualité, ont-ils déclaré.

Dans un communiqué mercredi, Boeing affirme avoir éliminé l’auto-inspection en Caroline du Sud en 2021 et que cette pratique représentait moins de 10 % des inspections sur d’autres sites. La société inspecte chaque avion avant sa livraison pour s’assurer que les faisceaux de câbles sont correctement espacés, précise le communiqué, et elle n’autorise personne à magasiner son inspecteur.

Le choc de la COVID-19

Un autre facteur récent concerne l’expérience des assembleurs, qui est en baisse depuis la pandémie.

Quand la COVID-19 a frappé en mars 2020, le transport aérien s’est effondré et de nombreux cadres en aviation ont cru que le secteur mettrait des années à se remettre. Boeing a supprimé des emplois, racheté des postes et encouragé les retraites anticipées. Pour finir, 19 000 employés ont quitté Boeing, dont certains avaient des dizaines d’années d’expérience.

Boeing emploie aujourd’hui 171 000 personnes dans ses divisions d’aviation commerciale, de défense, de services et autres. C’est 20 % de plus qu’au 1er janvier 2021. Mais les nouveaux travailleurs ont moins d’expérience, notent des employés actuels et anciens.

Un ex-inspecteur en qualité à l’usine de Renton qui est parti en 2023 a déclaré que la formation des nouveaux employés était parfois insuffisante, l’apprentissage de compétences cruciales se faisant parfois sur le tas auprès de collègues plus expérimentés.

Depuis le 5 janvier, selon Boeing, les employés demandent plus de formation et l’entreprise travaille à répondre à ces besoins, notamment en ajoutant des formations dans les usines dès ce mois-ci.

Cet article a été publié dans le New York Times.

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