Le bateau a quitté le quai, dans le Vieux-Port, avec à son bord les finissants de l’école secondaire de Fiston. Nous étions parmi les rares parents restés jusqu’au départ. Fiston était déjà embarqué depuis une heure. Il y a là, à n’en point douter, une métaphore nautique à aller pêcher. Sur le papa pingouin qui ne veut pas laisser partir son poussin.

C’était soir de bal, jeudi. Fiston s’était endimanché. Cheveux gominés, costume noir, nœud papillon sur des baskets anthracite et bronze. La classe. Il avait traîné avec lui son appareil photo, pour immortaliser ce trajet sur le fleuve et ce rituel du passage à l’âge adulte.

Un matin, tu demandes à ton fils qui est à la maternelle s’il veut envoyer une lettre au père Noël. Il te regarde d’un air dubitatif, des points d’interrogation dans les yeux. Une lettre ? Au père Noël ? Ce garçon haut comme trois pommes se dirige vers le frigo, en se disant peut-être « Pourquoi pas ? Si ça peut te faire plaisir papa ! ». Il y détache une lettre aimantée, puis s’exclame : « Je vais lui envoyer le A ! »

Je ne me souviens plus s’il avait choisi un A rouge, bleu, jaune ou vert, mais cette histoire de lettre nous fait toujours rire des années plus tard.

Un jour, disais-je, tu poses une question à ton fils en pyjama qui est à la maternelle, et ce qui te semble être le surlendemain, un grand échalas part vers son bal de finissants du secondaire en ayant l’air de James Bond.

Mon agent 007 n’était pas le seul à s’être mis sur son 31. J’ai mis un moment à reconnaître ma filleule, qui accompagnait son chum, un camarade de promotion de Fiston. Elle est venue me saluer, m’a fixé de ses yeux verts, et a dû lire dans les miens que je ne l’avais pas tout de suite replacée, maquillée, dans sa robe de bal émeraude.

Sans avertissement, sous nos yeux, pendant qu’on détourne le regard, un garçon devient un homme, une fille devient une femme.

On sentait chez plusieurs de ces adolescents, juste avant l’embarquement, l’apprentissage de certains codes et conventions – certains diraient diktats – du monde adulte. Bien des jeunes femmes coincées dans le carcan de robes fourreaux, leur main retenant l’échancrure, juchées sur des talons aiguilles.

Certaines trouvaient difficilement leur équilibre en apprivoisant ces échasses. À la fin de la soirée, elles avaient abandonné leurs escarpins et marchaient pieds nus. D’autres, cramponnées à une amie, avaient la démarche de baigneuses découvrant sans plaisir l’eau glaciale de la mer ou le sable brûlant de la plage.

Cette jeunesse montréalaise de strass et de paillettes témoignait dans sa palette de couleurs chatoyantes – chez les filles comme les garçons – de toutes ses origines, de toutes ses confessions, de tous ses genres aussi. Une jeune femme en transition a fait fureur à son arrivée, dans sa robe élégante.

J’avais de mon côté l’air d’un bonhomme sur le retour d’âge ou d’un acteur de soutien échappé d’un plateau de Miami Vice en 1984, avec mon t-shirt sous mon veston et des espadrilles agencées avec mes cheveux. Le même look – veston noir, baskets blanches – qu’au moins la moitié des jeunes hommes s’apprêtant à prendre le bateau. « Dress your age », disent les anglos.

La semaine précédente, Fiston a enfilé sa toge pour la traditionnelle collation des grades, dans le parc La Fontaine.

La remise du (pourtant faux) diplôme, le lancer du mortier sur scène : des prétextes à beaucoup trop d’émotions pour un père à fleur de peau. Je retenais déjà mes larmes avant que mon fils arrive dans l’auditorium.

Elles ont coulé sans retenue pendant l’essentiel de la cérémonie. Les photos que j’ai prises sont floues.

Jeudi, tard en soirée, j’attendais le retour de Fiston dans le Vieux-Port. J’ai surveillé le bateau filant sur le fleuve, derrière le chapiteau du Cirque du Soleil. Un papa pingouin. J’entendais la musique, les cris, les rires, provenant de la piste de danse aménagée sur le pont. Tout était beaucoup plus calme à l’arrivée au grand quai. Les jeunes s’enlaçaient une dernière fois au son d’All of Me, de John Legend.

Fiston a salué des camarades de classe qu’il ne reverra peut-être plus ou pas de sitôt. Nous l’attendions sur un banc, à l’écart, face au fleuve. Il est venu s’asseoir à nos côtés. Alors que je m’apprêtais à lui poser une question sur sa soirée, il m’a signifié d’un geste subtil de la main qu’il préférait que je ne brise pas le silence. J’en ai conclu qu’il voulait prendre le temps d’absorber tout ça. Les rires et les adieux. Le doux-amer de la fin d’un cycle de vie.