Elles étaient trois. Des élèves de 15 ou 16 ans, l’air timide, devant moi. Celle du milieu a pris les devants. « Bonjour, monsieur ! Nous sommes arméniennes. Vous avez dit que vous aviez appris des mauvais mots en arménien au secondaire. Vous pouvez nous dire lesquels ? »

Elles avaient l’air moins timides tout à coup. C’est moi qui me suis retrouvé à balbutier que ma mémoire me faisait défaut, que ma prononciation – si d’aventure j’arrivais à me souvenir des mots – serait sans doute incompréhensible. « Mais encore… », semblait dire leur regard.

Chaque fois que je suis invité à parler à un groupe d’élèves, que ce soit au secondaire, au cégep ou à l’université, je me rappelle qu’il n’est pas si simple de capter leur attention. Je compatis avec les profs qui doivent le faire au quotidien. J’ai rarement eu à parler de mon métier à des élèves du primaire. Ils sont pourtant le meilleur des publics, m’assure ma voisine de bureau Stéphanie. « Ils ont toujours la main levée, prêts à poser une question. »

Je savais que les quelque 200 élèves de quatrième secondaire qui assistaient à ma conférence dans le cadre de leur journée carrière ne lèveraient pas la main facilement. Ils sont comme tous les ados de toutes les générations. Il faut injecter un peu de carburant dans le moteur pour le mettre en marche, et pas seulement par temps de grand froid.

La grande majorité des élèves du secondaire ne lisent pas les journaux, pas plus que ceux de mon époque du reste. Ils ne savent probablement pas ce que mange un journaliste en hiver et ne s’en soucient guère. Je sentais que je les ennuyais un peu avec le résumé de mon parcours d’études et professionnel. Je leur ai dit qu’en avril, ça fera 30 ans que j’ai publié mon premier article dans La Presse. Une relique. J’en ai vu quelques-uns bayer aux corneilles.

Je les ai intéressés davantage en parlant de cinéma et de soccer. Une main s’est levée. « Messi ou Ronaldo ? », m’a demandé un élève, intrigué par ma couverture de la Coupe du monde. « La réponse est facile », lui ai-je dit. Ses amis et lui m’ont applaudi lorsque j’ai déclaré mes allégeances à Manchester United. Je leur ai raconté que j’avais vu Cristiano Ronaldo marquer un triplé au stade l’an dernier et que c’était un joueur que j’admirais depuis ses débuts.

L’élève regardait ses amis en souriant, anticipant ma réponse, au moment où j’ai ajouté qu’à mon avis, le meilleur joueur de tous les temps était Lionel Messi. Ils ont poussé un « Ohhhh ! » collectif. J’avais enfin réussi à leur soutirer une réaction !

J’ai compris que j’avais avantage à jouer la carte de la provocation légère. « Qu’est-ce que vous n’avez pas aimé d’Avatar ? », s’est surprise une élève, après que j’ai décrit le film de James Cameron comme un fantasme militaire dans un enrobage nouvel-âgeux. « Tout ! lui ai-je répondu. Sauf peut-être les effets spéciaux. »

Je leur ai parlé de mes souvenirs du secondaire, dans ces mêmes murs, à la fin des années 1980. Que mon père était directeur des élèves, que mes frères et ma sœur y étudiaient en même temps que moi. Que j’avais retrouvé les mêmes salles de cours de mon adolescence, la photo de mon père sur la mosaïque à l’entrée du collège, le même restaurant Lafleur où nous allions manger des frites après nos matchs de hockey cosom.

Je leur ai dit que j’avais déjà été sanctionné à leur âge parce que j’avais embrassé ma blonde dans un escalier, entre deux cours (ça les a fait rire), que je côtoyais encore des amis du secondaire… et que les premiers mots que j’y avais appris auprès de mes amis grecs, arméniens et libanais étaient, naturellement, des « mauvais mots ».

En leur racontant tout ça pêle-mêle, je me suis dit qu’on ne mesure pas, à 15 ou 16 ans, à quel point ces années formatrices, celles du secondaire, seront marquantes dans notre parcours de vie. Que l’on ait aimé comme moi, ou pas, notre école, nos profs, nos camarades de classe. Qu’un conseiller d’orientation – merci encore, M. Larochelle – nous ait organisé ou pas, en quatrième secondaire, une visite des locaux de La Presse qui a influencé notre trajectoire.

Je ne suis pas convaincu que Fiston, dont on vient de recevoir les photos de finissant, se rend bien compte de l’impact durable des cinq dernières années. Mon amie Jacinthe m’a envoyé la semaine dernière des clichés pris dans un de ses projets photographiques. Elle a suivi, sur plusieurs années, des élèves du secondaire, dont Fiston, qui apparaît multiplié à l’horizontale, à différents âges, dans le même uniforme, de plus en plus grand, quittant progressivement l’enfance.

Les trois élèves qui étaient venues me voir dès la fin de la conférence attendaient toujours ma réponse. Je me suis risqué à répéter la seule phrase en arménien que je connais depuis le secondaire. Elles ont ri, portant leur main à leur bouche, en me félicitant de ma prononciation.