(Dewey Beach, Delaware) Dewey Beach ressemble à toutes les communautés maritimes américaines, du Maine à la Floride. Le large boulevard commercial avec ses châteaux d’eau, ses outlets aux tons pastel, ses restaurants de fruits de mer et de fritures.

S’y greffent de petites rues en cul-de-sac menant à l’Atlantique et à ses plages blondes.

C’est Memorial Day lundi et ils sont venus par milliers de Philadelphie, Baltimore et Washington pour le week-end qui marque le début de la haute saison au Delaware.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Dewey Beach, au Delaware

En faisant une marche, le visiteur tombe rapidement sur un panneau qui est aussi de plus en plus commun sur les plages américaines : « Plage privée, intrusion interdite – Réservée aux membres – Mesures de sécurité en vigueur ».

Le panneau produit son effet : le segment de la plage est totalement désert. Sauf pour une limule – l’animal préhistorique peut légitimement prétendre à des droits acquis familiaux sur des millions d’années. Elle n’est pas super fière, coincée là à attendre la prochaine vague comme un surfeur ensablé.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Limule à Dewey Beach, au Delaware

Au loin, en territoire « privé », un type ramasse des trucs sur la plage.

Dans un élan de délinquance, j’outrepasse l’avertissement. Oui, madame : j’ose mettre le pied dans des millions de grains de sable privé. Il ne se passe rien. Ni sirène de police ni chien de garde. J’avance jusqu’à l’écumeur de plage.

« Êtes-vous membre ?

« Non, non, je suis un artiste, je viens pour ramasser des bouts de verre polis par la mer… »

Il me montre une poignée d’éclats de verre et je tente de chasser les images de l’inévitable artisanat de bord de mer qui viennent assombrir mon cerveau.

« Ils ne vous arrêtent pas ? C’est écrit “entrée interdite”…

— Non, non, tant qu’on ne s’installe pas sur la plage, ça va. »

Le passant est toléré. À condition qu’il ne fasse que passer.

Pourtant, la plage n’est-elle pas censée être publique par définition ?

Ça dépend de la définition juridique. Et de plus en plus, la réponse est non.

La fréquentation massive des plages aux États-Unis, qui ne remonte qu’au début du XXe siècle, s’est accompagnée de ventes de parcelles de terre le long des océans, et de développements de toutes sortes.

De Malibu à Mar-a-Lago, les terrains en bord d’océan sont parmi les plus chers aux États-Unis. Les promoteurs vendent une vue, mais aussi une exclusivité. Ceux qui achètent des maisons de 5, 10, 15 millions apparemment ne veulent pas voir des inconnus jouer à la pétanque ou s’avachir devant leur véranda.

Cela a donné lieu à tout un corpus de décisions des tribunaux, qui vont dans toutes les directions, selon les États.

Selon le professeur Josh Eagle, de la faculté de droit de l’Université de Caroline du Sud, les jugements des tribunaux, en fait, vont surtout dans une direction : un accès de plus en plus restreint pour le public et une extension du domaine privé.

Le droit de propriété des plages est un enchevêtrement compliqué de droit fédéral, étatique et local, et varie selon le territoire. Mais sa base est le droit anglais, stipulant historiquement que jusqu’à la ligne de la marée haute, la plage est publique.

Cette ligne varie au fil des saisons et des années, et des États ont étendu l’espace public jusqu’à la ligne de végétation. D’autres ont étendu le terrain privé jusqu’à la ligne de marée basse.

Les États-Unis semblaient un territoire vierge illimité qui ne demandait qu’à être développé, on a décidé de faciliter l’accès à la propriété le long de terres autrement publiques.

« Au départ, quand les États n’avaient pas beaucoup d’argent, ils voulaient inciter les commerces à s’établir et à construire des infrastructures », explique M. Eagle. C’est ainsi qu’on s’est éloigné de la théorie anglaise du bien commun : en Grande-Bretagne, il faut la permission de la Couronne pour occuper ce territoire.

De nombreux conflits ont émergé, notamment entre surfeurs et résidants riches. Les associations de surfeurs sont d’ailleurs parmi les acteurs les plus actifs pour défendre l’accès gratuit aux plages. Des batailles épiques ont lieu en Californie, mais aussi dans les Hamptons, sur Long Island dans l’État de New York, entre les ultrariches et les usagers qui se sont fait bouffer des plages.

« Le problème est que la plupart des causes sont portées par des gens très riches, et c’est sous leur impulsion que le droit prend sa tangente », explique le professeur Josh Eagle, auteur de plusieurs études et articles sur la question1.

Ils ne réussissent pas toujours, mais la tendance est du côté de la privatisation. Quand le droit est ambigu, ce sont ceux qui ont l’argent pour financer des litiges qui l’influencent.

Josh Eagle, professeur de la faculté de droit de l’Université de Caroline du Sud

Des problèmes similaires se posent autour des lacs et des forêts. Si la forêt publique est entourée d’immenses maisons sur des terrains privés, comment y accède-t-on ? C’est la nature qu’on privatise, insensiblement.

« On permet aux gens de capturer la valeur d’une propriété publique au détriment des autres », me dit Josh Eagle dans un entretien téléphonique.

Il ne manque pas de kilomètres de plage publique aux États-Unis. Mais si les « communautés fermées » (gated communities) se multiplient, de quoi aura l’air le bord de l’océan dans 20, 50, 100 ans ?

Ajoutons à cela l’érosion, qui ravage les côtes partout, et la montée du niveau de la mer, et on voit venir la raréfaction de ce bien public. Ici même à Dewey, sous la supervision de l’armée, on a reconstruit la plage l’an dernier, en allant chercher pendant des mois avec de la machinerie lourde des centaines de milliers de mètres cubes de sable avalés par l’océan.

« Est-ce que ça va finir par des murs de mer ? », demande M. Eagle.

Ils sont nombreux à vouloir protéger ce terrain de jeu extraordinairement populaire et gratuit, si profondément ancré dans la culture américaine.

La plage deviendra-t-elle le privilège de « membres » caparaçonnés dans leurs gated communities comme des limules dans leur coquille, daignant laisser passer généreusement les ramasseurs de verre ?

1. Lisez On the Legal Life-History of Beaches (en anglais)