Les dieux de la chronique savent que je n’avais pas d’affection particulière pour le président iranien, Ebrahim Raïssi, mort dans un écrasement d’hélicoptère dimanche. Pourtant, depuis l’annonce de sa disparition, je ressens un profond malaise à observer les réjouissances qui accompagnent son trépas.

Sur les réseaux sociaux, on ne compte plus le nombre de messages jubilatoires entourant la mort du politicien iranien conservateur qui a accédé à la présidence du pays en 2021. Des blagues, des insultes, des mèmes, des mots-clés comme #Iranishappy (l’Iran est heureux). Des vidéos de feux d’artifice clandestins fendant le ciel de villes iraniennes.

Je comprends bien sûr la colère d’une grande partie de la population iranienne. Ebrahim Raïssi incarnait à lui seul un des pans les plus sombres du régime islamique.

Il a d’ailleurs hérité du surnom de « boucher de Téhéran » à la fin des années 1980.

Depuis cette époque, on le soupçonnait, à titre de membre d’une commission judiciaire, d’avoir joué un rôle clé dans l’exécution de centaines de jeunes opposants politiques en 1988. Ces jeunes, pour la plupart issus de mouvements de gauche, avaient participé au renversement du chah lors de la révolution de 1979, mais s’opposaient au régime liberticide qu’ont bâti les ayatollahs à l’issue du soulèvement populaire. On estime que plus de 5000 d’entre eux ont été exécutés arbitrairement, mais le nombre exact n’a jamais été dévoilé par les autorités.

Amnistie internationale a consacré un grand rapport à ces allégations en 2018 et demandait la tenue d’une enquête internationale pour « crimes contre l’humanité » au moment où Ebrahim Raïssi est devenu président en 2021. Des enregistrements incriminants ont aussi été rendus publics. Le principal intéressé ne niait pas avoir participé comme procureur à ce qui a été appelé les « commissions de la mort », mais affirmait ne pas avoir commandé les exécutions. Son explication n’a pas convaincu grand monde.

PHOTO ATTA KENARE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Les Iraniens ont rendu hommage à Ebrahim Raïssi lors de ses funérailles, qui ont débuté mardi.

D’autant plus qu’Ebrahim Raïssi s’est retrouvé à la tête du gouvernement iranien lors de la répression brutale du mouvement Femme, vie, liberté. Cette grande contestation populaire – la plus importante depuis la révolution – a débuté en septembre 2022 après la mort de la jeune Mahsa Amini aux mains d’un organe gouvernemental qui fait respecter les lois sur le port du voile islamique.

La réplique du régime, qui dure toujours, est aussi impitoyable que la colère des jeunes femmes est grande. Plus de 500 personnes, dont des enfants, ont été tuées lors des manifestations. Des milliers d’autres – notamment des acteurs, des journalistes et des musiciens – se sont retrouvées derrière les barreaux. Au moins neuf hommes ont été exécutés et d’autres ont été condamnés à mort. Il y a tout juste trois semaines, je consacrais une chronique au rappeur contestataire Toomaj Salehi, condamné à la peine capitale.

Lisez la chronique sur Toomaj Salehi

Pas très difficile de comprendre, dans ces circonstances, que la colère et la haine des Iraniens qui ne soutiennent pas le régime sont épidermiques et ne s’expriment pas avec la plus grande délicatesse. « Raïssi incarnait le sang versé des jeunes. Ça permet de comprendre cette euphorie », m’a dit Hanieh Ziaei, que j’ai jointe à Bruxelles mardi.

Iranologue et politologue, cette chercheuse associée à la Chaire Raoul-Dandurand de l’Université du Québec à Montréal note par ailleurs qu’une partie de la population n’ose pas s’exprimer sur le sujet, craignant d’être surveillée. Ce n’est pas de la paranoïa. La police cybernétique de la République islamique affirmait mardi avoir ouvert plus de 80 enquêtes sur des propos « insultants » tenus à l’égard du président disparu. Une journaliste, Manizheh Moazen, affirme faire déjà l’objet d’une poursuite pour un article.

Ces derniers rebondissements en disent long sur l’impact de la mort du président, qui, s’il était à la tête de l’aile exécutive du gouvernement iranien, était loin de tenir entre ses mains les véritables rênes du pouvoir. Malgré ses 85 ans, c’est toujours l’ayatollah Khamenei qui est le Guide suprême de l’Iran et qui détient un droit de veto sur absolument tout.

Ebrahim Raïssi était en quelque sorte son bras droit, note Hanieh Ziaei. « Si le leader suprême disait au président Raïssi de se taire, il le faisait », dit-elle.

C’était d’ailleurs tout à son avantage d’être dans les bonnes grâces de l’ayatollah Khamenei. La rumeur courait que le président, âgé de 63 ans au moment du vol en hélicoptère qui lui a été fatal, était parmi les candidats pressentis pour remplacer l’ayatollah Khamenei à sa mort.

PHOTO VAHID SALEMI, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

L’ayatollah Ali Khamenei

Qu’est-ce que la mort du président change ? Peu de choses, dans la réalité. Un président par intérim a été mis en place rapidement. Des élections auront lieu d’ici 50 jours – elles ont été fixées au 28 juin. La République islamique était prête à parer le coup.

Cela dit, cette disparition fait planer un nuage d’incertitude sur le régime, déjà malmené par ses récentes confrontations militaires avec Israël et la dissension à l’interne. Qui dit incertitude en Iran dit habituellement désir de contrôle et recrudescence de la violence.

Cette équation est d’ailleurs à la base de mon malaise devant les éclats de joie récents. Les Iraniens vivent à la merci d’un régime répressif et mortifère depuis deux générations déjà, mais résistent en grand nombre et de mille manières à la noirceur dont on essaie de les entourer. Voir ces mêmes Iraniens danser sur la tombe d’un homme mort accidentellement me semble être une petite victoire de cette noirceur sur le soleil – si beau – qui brûle en eux.