Des tirs dans tous les sens. Des cocktails Molotov lancés par des hommes cagoulés. Des spectateurs qui se cachent entre les rangées de sièges pour échapper aux projectiles. L’horreur totale pour des centaines de citoyens russes qui pensaient aller voir un concert.

Au moment d’écrire ces lignes, on avait bien peu de certitudes sur les circonstances entourant la tuerie qui a eu lieu vendredi soir au Crocus City Hall de Krasnogorsk, en banlieue de Moscou. Le groupe djihadiste État islamique, que la Russie a combattu en Syrie, a revendiqué l’attentat, mais il serait difficile de sauter aux conclusions, et ce, même si les services de renseignement américains croient cela plausible. Le groupe islamiste extrémiste a tendance à s’attribuer bien des méfaits.

Une chose est certaine cependant. Beaucoup de Moscovites doivent avoir un fort sentiment de déjà-vu.

Ce n’est pas la première fois qu’un groupe armé fait irruption dans un théâtre de Moscou et s’en prend à des civils. En octobre 2002, une cinquantaine de terroristes tchétchènes avaient pris en otage plus de 800 personnes qui assistaient à la comédie musicale Nord-Ost dans un théâtre de la capitale russe.

Pigiste à Moscou à l’époque, j’avais couvert cette immense prise d’otages qui avait duré trois jours ainsi que l’opération russe qui y avait mis fin. Près de 170 personnes, dont 130 otages, ont été tuées.

L’évènement a laissé des marques profondes chez les familles des victimes qui n’ont jamais reçu de réponses à leurs questions, notamment sur l’opération de sauvetage controversée. Il a aussi plombé le moral des Russes en général.

Avant cet attentat, la seconde guerre de Tchétchénie, qui se déroulait dans le sud du pays, n’était pas sur l’écran radar de la grande majorité des civils russes, et ce, même si on comptait les morts par milliers. Les attentats de Nord-Ost avaient été un réveil brutal. Du jour au lendemain, la guerre s’était invitée au centre-ville de Moscou.

Beaucoup d’eau a coulé dans la Moskova depuis la tragédie de Nord-Ost. La Russie, elle, s’est métamorphosée. Vladimir Poutine, arrivé au pouvoir en 2000, a graduellement fait main basse sur l’appareil étatique russe, les médias du pays et la stratégie militaire.

Il a mis fin au conflit en Tchétchénie en 2006 en y imposant un régime quasi totalitaire dirigé par Ramzan Kadyrov. Deux ans plus tard, l’armée russe intervenait en faveur de groupes séparatistes en Géorgie.

Le Kremlin a alors tourné son attention vers l’Ukraine, prenant le contrôle de la Crimée en 2014 et alimentant le conflit dans l’est du pays. En 2015, Vladimir Poutine devenait le meilleur ami du président Bachar al-Assad en s’impliquant dans le conflit syrien, aidant le dictateur à s’en prendre aux combattants du groupe État islamique, mais aussi à toutes les forces d’opposition.

C’est à cette époque qu’est né Wagner, en apparence un groupe de mercenaires qui offrait ses services aux gouvernements dans le besoin, en réalité une entreprise soutenue par le Kremlin pour accomplir ses plus basses œuvres.

Depuis, Wagner a étendu ses tentacules à travers l’Afrique où les mercenaires combattent des nébuleuses islamistes, en plus de participer à l’invasion russe de l’Ukraine lancée en février 2022. Même si son premier patron, l’homme d’affaires Evgueni Prigojine, est mort dans l’explosion très suspecte de son avion l’an dernier, l’organisation est toujours active, parfois sous d’autres noms.

PHOTO ALEXANDER ZEMLIANICHENKO, ASSOCIATED PRESS

Vladimir Poutine lors d’une rencontre à Moscou avec son équipe électorale, mercredi, après sa réélection à la tête de la Russie le 15 mars

À travers toutes ces interventions militaires, la Russie de Vladimir Poutine collectionne les ennemis, mais prétend devant sa population avoir le contrôle absolu. Elle l’invite à se la couler douce pendant que ses soldats sont au front. Cette même population tombe des nues quand elle est soudainement visée.

En principe, l’illusion d’invincibilité que fait planer Vladimir Poutine sur la Russie devrait en prendre pour son rhume après l’attentat de vendredi. D’autant que les services secrets américains avaient récemment lancé un appel de phares, prédisant une attaque visant des civils. Vladimir Poutine a dénoncé l’avertissement, le qualifiant de « chantage ». Il n’avait vraisemblablement pas du tout envie qu’une menace quelconque plane sur l’élection présidentielle – pas démocratique pour deux roubles – du 15 mars.

Le président devrait aujourd’hui ravaler sa salive, mais ça n’arrivera pas. La machine de propagande bien huilée du Kremlin va contrôler le message, voire essayer de tourner le terrible attentat à son avantage dans le but de rallier les Russes derrière lui.

Vendredi, avant la revendication de l’État islamique, des porte-parole du régime n’ont pas hésité à attribuer la tuerie à l’Ukraine.

Si le passé est garant de l’avenir, on peut aussi s’attendre à ce que Vladimir Poutine tente de rétablir son aura de toute-puissance en sévissant contre les responsables de l’attentat – pas une tâche facile s’il s’agit de l’État islamique –, mais aussi contre les moindres voix critiques ou dissidentes, notamment au sein de la grande minorité musulmane de Russie, qui représente de 10 à 15 % de la population du pays.

Malheureusement, dans tout ça, ce sont les victimes de l’attentat terroriste du Crocus City Hall et leurs proches qui seront les grands perdants. Il y a fort à parier que – comme ce fut le cas après l’épisode de Nord-Ost –, leurs souffrances et leurs interrogations seront balayées sous le tapis.