Pour les Israéliens, c’est la « guerre d’indépendance ». En 1948, ils se sont battus pour leur existence, convaincus que les armées arabes des pays voisins cherchaient à les exterminer. Après la Shoah en Europe, ils se sont battus pour un État bien à eux, à l’abri de la haine et du danger, sur la terre de leurs ancêtres.

Pour les Palestiniens, c’est la Nakba. La Catastrophe, en arabe. Cette terre était la leur, depuis longtemps. La Nakba, ce sont 750 000 hommes, femmes et enfants jetés sur les routes de l’exil. C’est la destruction de 418 villages, l’éradication de toute trace de vie arabe sur ces territoires. C’est la tragédie originelle palestinienne.

Il s’agit bien de la même guerre, que les deux peuples ont gravée dans leurs mémoires collectives de façon complètement différente. Pour ce conflit comme pour le reste, Israéliens et Palestiniens racontent deux histoires parallèles, deux récits nationaux construits en réaction à l’autre, sans jamais se toucher.

Sans s’écouter non plus, ou si peu.

Là réside tout l’intérêt d’Histoire de l’autre, petit livre singulier qui sort ces jours-ci au Québec (Éditions Liana Levi). L’ouvrage confronte les versions israélienne et palestinienne de trois évènements historiques : la déclaration de Balfour de 1917, la guerre de 1948 et la première Intifada de 1987.

Dans les pages de gauche, la version israélienne : les premiers immigrants juifs sont des pionniers, les fedayin opposés à l’État hébreu sont des saboteurs et la Nakba est à peine évoquée. Dans les pages de droite, la version palestinienne : les premiers immigrants juifs sont des envahisseurs, les fedayin sont des résistants et la Shoah est largement ignorée.

Édité pour la première fois il y a 20 ans à l’initiative du Peace Research Institute in the Middle East, Histoire de l’autre est l’œuvre d’une douzaine d’enseignants israéliens et palestiniens. « Ils se sont réunis pendant la seconde Intifada, en 2002 et 2003 », raconte David Chemla, membre fondateur du mouvement La Paix Maintenant. « Il y avait des attentats à Jérusalem. Ce n’était pas facile pour les Palestiniens et les Israéliens de se rencontrer. »

D’abord écrit en arabe et en hébreu, l’ouvrage n’a jamais été inscrit aux programmes des ministères de l’Éducation israélien et palestinien, mais a souvent été utilisé par des enseignants dans des écoles du Proche-Orient.

PHOTO FOURNIE PAR DAVID CHEMLA

David Chemla, membre fondateur du mouvement La Paix Maintenant

L’histoire est un élément indispensable dans la transmission d’une conscience nationale. Chacun se forge sa compréhension du monde à travers ce qu’on lui transmet, notamment dans sa scolarité.

David Chemla, membre fondateur du mouvement La Paix Maintenant

D’où l’utilité du livre, soumet le militant pour la paix franco-israélien, qui en signe la préface. « C’est important de permettre à un élève de voir comment l’autre perçoit les évènements, parce que s’il ne comprend pas son histoire, il aura du mal à comprendre ses revendications et à lui donner une certaine légitimité. S’il le perçoit comme un ennemi, en niant son identité, il sera beaucoup plus difficile par la suite d’entamer une démarche politique qui permettra une résolution du conflit. »

C’est l’objectif – ambitieux, il va sans dire – de ce petit ouvrage : mieux se comprendre pour, un jour peut-être, faire la paix.

La paix, le Proche-Orient en a rarement été aussi loin qu’en ces jours sombres. La guerre à Gaza n’a pourtant pas empêché Liana Levi de rééditer l’Histoire de l’autre. En fait, c’est justement ce conflit qui a poussé l’éditrice française à le faire. La première édition de l’ouvrage avait aussi été lancée dans une période difficile de l’histoire israélo-palestinienne, rappelle David Chemla. « Pour moi, ce livre est un outil de compréhension de l’autre. […] Il y a tellement de gens qui ne connaissent pas la réalité. »

Ça vaut pour les élèves israéliens et palestiniens. Ça vaut aussi pour le reste du monde.

Dans le contexte explosif actuel, l’ignorance de l’histoire du Proche-Orient peut ruiner des carrières. On l’a vu encore récemment en Colombie-Britannique, quand la ministre de l’Éducation supérieure, Selina Robinson, a dû démissionner pour avoir affirmé qu’avant la création de l’État d’Israël, en 1948, il n’y avait là-bas qu’un « bout de terre merdique ».

L’ignorance de l’histoire – et de la géographie – pousse aussi trop de manifestants bien intentionnés à scander « Palestine, from the river to the sea » sans vraiment savoir de quoi ils parlent, se désole David Chemla.

Le fleuve, c’est le Jourdain, et la mer, c’est la Méditerranée. Regardez une carte : un seul État [palestinien] du Jourdain à la Méditerranée, ça veut dire qu’il n’y a plus d’Israël. Ce que ça signifie, c’est la négation de l’existence d’Israël.

David Chemla

L’histoire de la guerre qui fait rage à Gaza n’est évidemment pas encore écrite. Un jour, on la retrouva peut-être dans un manuel d’histoire écrit à plusieurs mains. On peut déjà imaginer que la version israélienne rappellera les atrocités du 7 octobre, le Hamas refusant de libérer ses otages, la nécessité d’éliminer un ennemi ayant promis d’éradiquer Israël.

La version palestinienne, elle, rappellera les frappes meurtrières sur Gaza, la fuite éperdue des civils, la crise humanitaire semant la désolation sur son passage. Le titre de ce chapitre absolument catastrophique sera peut-être : la seconde Nakba.

Une fois de plus, les deux récits seront irréconciliables. « Tel est le drame de cette histoire commune, écrit David Chemla dans sa préface. Chacun ne perçoit que sa propre vision qui est exclusive de celle de l’autre. Je ne sais pas si, un jour, il sera possible de réconcilier les mémoires. Je ne sais même pas si c’est nécessaire. Je ne crois pas que l’on puisse s’entendre sur le passé, mais je crois qu’il faut se donner les outils pour bâtir un futur ensemble, ou du moins côte à côte. »

Histoire de l’autre

Histoire de l’autre

Éditions Liana Levi

176 pages