Au moment où vous lisez ces lignes, les équipes d’avocats d’Afrique du Sud et d’Israël ont commencé à présenter leurs arguments devant un panel de 17 juges de la Cour internationale de justice (CIJ) à La Haye. Les questions qu’ils ont à trancher sont tout sauf frivoles.

Est-ce que les actions posées par Israël dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre – dont les bombardements intensifs, le siège complet de l’enclave et le déplacement massif de population – sont de nature génocidaire ? Est-ce qu’Israël a manqué à ses obligations comme signataire de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ? Avant de se pencher sur le fond de la question, y a-t-il lieu d’imposer des mesures provisoires pour protéger la population palestinienne de torts à venir ?

L’Afrique du Sud, représentée par John Dugard, une sommité du droit international et ancien rapporteur spécial des Nations unies dans les territoires palestiniens, plaidera qu’il faut répondre oui aux trois questions et a déposé un document de 84 pages détaillant ses allégations.

Israël, qui boycotte habituellement les démarches intentées contre lui devant la justice internationale, a décidé de se défendre, affirmant vouloir « dissiper l’absurde accusation » de génocide. Malcolm Shaw, un avocat britannique, professeur et expert du droit international, va tenter de démontrer que l’État hébreu respecte le droit international.

Au Palais de la paix, siège de la CIJ, on s’attend donc à une bataille de titans, forte en symboles. Le pays de Nelson Mandela, qui est redevenu une démocratie après quatre décennies d’apartheid, s’opposera au pays qui a été créé pour que les Juifs – principales victimes du plus grand génocide de l’Histoire – aient enfin leur propre État.

Et c’est cet État qui est aujourd’hui au banc des accusés. Pour le crime qu’il a si vertement dénoncé depuis sa création.

Certains voient dans cette procédure judiciaire une lueur d’espoir pour les civils de Gaza et un début de victoire morale, à commencer par plusieurs pays musulmans – pas tous des champions des droits de la personne – qui affirment depuis des semaines qu’Israël est en train de commettre le pire des crimes sous le couvert de l’éradication du Hamas, l’organisation responsable des attentats terroristes du 7 octobre en Israël.

D’autres, comme l’ancienne juge de la Cour suprême du Canada Rosalie Silberman Abella, estiment plutôt que ce cas représente une dérive de la justice internationale, « un abus cynique et scandaleux des principes qui sous-tendent l’ordre légal international mis sur pied après la Seconde Guerre mondiale », a écrit mardi l’ex-magistrate dans le Globe and Mail, estimant que ce sont les agissements du Hamas qui devraient faire l’objet d’un procès et non pas ceux d’Israël.

PHOTO ARLYN MCADOREY, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Rosalie Silberman Abella, ancienne juge à la Cour suprême du Canada

Il ne faut pas confondre la Cour internationale de justice (CIJ) avec la Cour pénale internationale (CPI). La CPI a été créée pour juger des individus pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocide. C’est un procureur qui porte des accusations contre une personne. La CIJ, de son côté, juge des litiges entre États. Ce n’est donc pas le premier ministre israélien ou son ministre de la Défense qui sont en cause ici, mais bien l’État d’Israël qui est poursuivi par l’État sud-africain.

L’Afrique du Sud n’est pas seule à avoir choisi cette avenue. Le Canada, conjointement avec les Pays-Bas, a lancé une procédure contre la Syrie pour ses violations des traités internationaux sur la torture. La Gambie, soutenue par le Canada, demande à la Cour de déterminer si la Birmanie commet un génocide à l’égard des Rohingya. Ottawa intervient aussi dans la cause opposant l’Ukraine à la Russie devant les mêmes instances.

Ces procédures ont l’immense avantage de permettre d’étudier des dossiers épineux de manière ordonnée et en se basant sur les textes de loi, plutôt qu’en lançant des accusations politisées de tous bords, tous côtés comme c’est le cas depuis les attentats du Hamas du 7 octobre et le début de la riposte israélienne dans la bande de Gaza.

« Est-ce un génocide ou non ? Est-ce permis de s’attaquer à toute une population après des actions posées par un groupe radicalisé ? La Cour va répondre à ces questions, va pouvoir baliser ce qui est correct aux yeux du droit international et ce qui ne l’est pas », m’a dit à ce sujet Me Philippe Larochelle, un avocat québécois qui a maintes fois plaidé à La Haye.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Me Philippe Larochelle

La CIJ met habituellement de très longues années à rendre une décision finale. On parle de 14 ans dans une cause qui opposait la Bosnie à la République fédérative de Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro) pour les évènements de Srebrenica.

Mais avant de s’intéresser au fonds de la requête sud-africaine, les juges seront d’abord appelés à se pencher sur la pertinence d’imposer des mesures provisoires, comme un ordre d’arrêter les combats. L’Afrique du Sud invite les magistrats à agir avec « extrême urgence » étant donné la situation sur le terrain.

Comme on l’a vu dans le cas de l’Ukraine et de la Russie, une décision peut être rendue rapidement. En août 2022, la CIJ a ordonné à la Russie de mettre fin à ses opérations militaires dans le pays voisin. Même si l’ordre est contraignant, la Russie a fait la sourde oreille. La Cour, qui est un organe des Nations unies, n’a pas de moyens pour faire respecter ses décisions et doit se tourner vers le Conseil de sécurité, où cinq grandes puissances détiennent un droit de veto.

Doit-on en conclure que la démarche sud-africaine sera sans effet, peu importe l’issue ? Absolument pas. Les opinions des magistrats auront une grande portée légale et morale et pourraient avoir l’effet d’une douche glaciale sur les alliés d’Israël advenant une décision défavorable au pays.

Il n’est pas encore temps de sauter aux conclusions, mais certainement de prêter attention.

Consultez le document sud-africain déposé à la Cour (en anglais)