AVERTISSEMENT
Ce texte comprend la description de scènes très violentes.

Le plus bouleversant, ce n’est pas la furie d’un homme qui s’acharne à trancher la tête d’un cadavre à coups de bêche. Ce ne sont pas les corps empilés, calcinés, démembrés, décapités. Le plus bouleversant, dans la vidéo du massacre du 7 octobre montée par l’armée israélienne, c’est le violent contraste entre l’horreur et l’ordinaire.

Des terroristes cachés derrière des pots de plantes, sur la véranda ensoleillée d’une maison bleue, au kibboutz. Ils chassent leurs proies. On entend leur souffle court, leur excitation. L’un d’eux brandit un briquet, met le feu aux décorations de macramé accrochées aux murs.

Des jeunes réunis sous des toiles multicolores pour danser jusqu’au bout de la nuit. Un instant, ils ont le cœur à la fête et la vie devant eux. L’instant d’après, ils sont étendus dans le sang et la poussière, inertes, comme des poupées démantibulées.

Le pyjama Mickey Mouse sur le corps d’un enfant, ou ce qu’il en reste.

Un autre enfant, bien vivant celui-là, versant de l’eau sur les blessures de son frère. Geste touchant d’humanité, une pause pour nous permettre de souffler entre deux images atroces.

Le père de ces deux enfants vient de mourir sous leurs yeux. Tué par une grenade dans sa propre maison, par un samedi matin qui aurait dû être comme les autres. Les enfants sont encore en sous-vêtements. L’un panique : « Papa est mort ! Ce n’est pas une blague, il est mort !

— Je sais, je l’ai vu, répond son frère, abasourdi.

— Je pense qu’on va mourir… »

Un terroriste ouvre le frigo, offre de l’eau aux garçons. « Maman ! Je veux maman ! », crie l’un d’eux. Son frère ne voit plus que d’un œil, à cause de l’explosion. Le terroriste s’empare d’une bouteille de Coke et s’en va. L’enfant hurle : « Pourquoi suis-je en vie ?! »

Après avoir reçu l’invitation du consulat général d’Israël à Montréal, je me suis sérieusement posé la question : j’y vais ou pas ? Ai-je vraiment besoin de voir ça ? Je savais qu’il n’y aurait pas de retour en arrière. Ces images ultraviolentes resteraient à jamais gravées dans ma rétine.

La vidéo a déjà été projetée en Israël, à l’ONU et dans une trentaine de pays. Pour la première fois, mercredi matin, elle a été diffusée au Québec, à la résidence officielle du consul général Paul Hirschson. Mon invitation n’était pas transférable. Il n’y aurait ni questions ni débat.

Juste un flot d’images brutes, insoutenables, pendant 43 minutes.

Je me suis posé d’autres questions. Ferais-je le jeu d’Israël ? Inévitablement. Les autorités israéliennes ne s’en cachent même pas. Si elles montrent cette vidéo, c’est pour que le monde n’oublie pas le massacre qui a déclenché la catastrophe actuelle au Proche-Orient.

Nous sommes en pleine guerre d’images. Celles du carnage du 7 octobre s’opposent à celles, dévastatrices, de Gaza sous les bombes israéliennes.

Mais je risquais aussi de faire le jeu du Hamas. La plupart des scènes de la vidéo ont été tournées par les militants du groupe. Ils ont fixé des caméras GoPro sur leur front avant de tirer sur des grands-mères. « Prenez des photos des têtes, jouez avec elles », ordonne un commandant du Hamas à un militant qui rapporte avoir tué des soldats israéliens.

J’ai décidé d’y aller, malgré tout. En espérant faire le jeu des humains.

Ces 1200 humains dont on a déjà tendance à relativiser le terrible massacre, à le justifier au nom d’une cause, à le nier même parfois. Ou, pire encore, à le glorifier.

Nous étions quatre journalistes et deux enquêteurs du SPVM. Nous avons dû laisser nos cellulaires à l’entrée. Le consul n’a rien dit, ou presque. Il a démarré la vidéo.

En 43 minutes, nous avons vu le meurtre de 138 hommes, femmes et enfants. Une fraction de l’hécatombe du 7 octobre. Nous avons vu les militants du Hamas tirer sur des voitures, pourchasser des familles, mutiler des cadavres, faire défiler des morts et des blessés à l’arrière de camionnettes, dans les rues de Gaza.

Nous avons vu des foules en liesse.

Nous avons vu les visages exaltés des terroristes. « Papa, je te parle avec le téléphone d’une femme juive. Je l’ai tuée avec son mari. Papa, regarde ton WhatsApp. J’ai tué dix Juifs à mains nues ! Leur sang sur mes mains ! Maman, ton fils est un héros ! »

Nous les avons vus traquer des gens jusque sous les tables. « Combien de personnes, deux ? Éclaire-moi. Attends, attends. Sois patient. Prends une photo. Oh, les chiens. Tire-lui dans la tête. »

Nous n’avons vu aucune pitié. Que de la jubilation.

À la fin, nous avons vu les images du premier secouriste arrivé sur le site du festival de musique, champ de bataille dévasté. « Il y a quelqu’un ici ? Tout le monde est mort. Donnez-nous un signe de vie ! Quelqu’un est en vie ? Elle est morte… Elle est morte… Elle est morte… Quelqu’un, s’il vous plaît ? Est-ce que quelqu’un peut répondre ? »

Le consul nous a montré la sortie. Personne n’a parlé dans l’ascenseur. Je crois que nous étions tous sidérés par ce que nous venions de voir. Sans mot.

La dernière fois que je me suis sentie aussi mal, c’est au procès d’Alexandre Bissonnette, quand le procureur a montré les images captées par les caméras de surveillance de la grande mosquée de Québec. À la fin, le juge a glissé la clé USB dans une enveloppe, qu’il a scellée avec du ruban adhésif. Personne ne reverrait jamais cette tuerie.

C’est ce qu’il fallait faire, pour éviter un effet d’entraînement. Pour le massacre du 7 octobre, il est déjà trop tard. Une foule d’images sanglantes se trouvent en quelques clics sur le web. Jamais un pogrom n’a été autant filmé, montré, documenté. C’était l’objectif du Hamas. Sa propagande à lui.

« Viens, celui-là est vivant. Regarde la caméra ! Regarde la caméra ! Celui-là est vivant. Viens, tire-le par les cheveux, mon frère… »

Mercredi matin, j’ai vu un film d’horreur sans comédiens ni effets spéciaux. Avec de vraies personnes. Un instant, elles étaient vivantes. L’instant d’après, elles étaient mortes. Des images intolérables que le monde entier commence à oublier, à mesure que se superposent d’autres images intolérables, en provenance de Gaza.