Combien d’enfants morts faudra-t-il à Gaza avant d’obtenir un cessez-le-feu humanitaire ?

Quel degré d’horreur devra-t-on atteindre pour que le Canada ose l’exiger ? Pour que l’humanité prenne le pas sur la politique ? Pour que le droit international humanitaire soit respecté ?

Comment expliquer le dérèglement empathique qui permet la mort de milliers d’enfants ?

Alors que l’escalade meurtrière se poursuit dans Gaza, ces questions demeurent sans réponse.

Les morts deviennent des statistiques. L’empathie pour les victimes palestiniennes, suspecte. Comme si elle était synonyme de sympathies avec les terroristes du Hamas ou d’indifférence face aux victimes israéliennes et à la terrible vague d’antisémitisme qui sévit.

« Les Palestiniens veulent juste être traités comme des êtres humains1. »

C’est le cri du cœur que lançait cette semaine le journaliste palestinien vivant à Londres Ahmed Alnaouq, 29 ans, cofondateur du projet We Are Not Numbers2. Un projet qui, depuis 2015, permet justement à de jeunes Gazaouis de raconter leur histoire, de ne plus être des statistiques, d’être vus comme des humains qui ont droit à notre empathie.

« Ce projet a changé ma vie, car, pour la première fois, j’ai pensé que certaines personnes pouvaient se préoccuper de notre sort », a récemment expliqué le journaliste en entrevue au New York Times.

PHOTO AHMED ALNAOUQ, FOURNIE PAR LE NEW YORK TIMES

Ahmed Alnaouq prenant une photo avec de jeunes membres de sa famille

Aujourd’hui, alors que pas moins de 23 membres de sa famille et que plusieurs jeunes auteurs de We Are Not Numbers ont péri sous les bombardements à Gaza, Ahmed Alnaouq tente encore et toujours de rappeler à ceux qui s’opposent à un cessez-le-feu que les victimes civiles palestiniennes ne sont ni des statistiques ni des dommages collatéraux, mais des êtres humains qui méritent qu’on fasse preuve de plus de courage politique.

Devant des députés du Parlement britannique, mercredi, il a raconté comment le 22 octobre à l’aube, il a perdu tout ce qu’il aimait en Palestine : une vingtaine de membres de sa famille immédiate, réfugiés dans la maison familiale de Deir al-Balah, ont péri dans un bombardement de l’armée israélienne.

Le journaliste a perdu ce matin-là son père, deux frères, trois sœurs, de nombreux neveux et nièces et un cousin. Quatre jours plus tard, une autre de ses nièces, gravement brûlée, a succombé à ses blessures, faute de lit aux soins intensifs. Se sont ensuite ajoutées à la liste de victimes la femme de son cousin et leur fille, tuées dans un autre bombardement.

« Je viens ici devant vous non seulement comme Palestinien qui a vécu ces horreurs et cette guerre, qui a souffert sous l’occupation, mais comme être humain qui se soucie du sort de ses frères et sœurs en Palestine », a-t-il dit, en implorant les députés d’exiger un cessez-le-feu pour éviter la mort d’autres femmes, hommes et enfants innocents. En vain.

Exiger un cessez-le-feu humanitaire n’est en aucun cas un appui aux atrocités du Hamas. Dans les nombreuses entrevues qu’il a accordées ces derniers jours, Ahmed Alnaouq le rappelle à ceux qui en douteraient. Pacifiste, il s’oppose à ce que les civils, qu’ils soient palestiniens ou israéliens, paient le prix de ce conflit.

Il condamne bien évidemment les massacres du 7 octobre perpétrés par le Hamas. Et il s’accroche à l’idée que la paix sera possible le jour où les Palestiniens et les Israéliens auront les mêmes droits. Avant la guerre, il travaillait d’ailleurs à un projet appelé Accross the Wall avec un journaliste israélien pour que les histoires des jeunes Palestiniens racontant leur quotidien à Gaza soient traduites en hébreu et accessibles aux Israéliens vivant de l’autre côté du mur.

Ce projet est aujourd’hui en suspens. Alors que les deux camps souffrent, pleurent leurs morts et peinent à panser leurs plaies, on comprendra que l’heure n’est pas exactement à l’empathie débordante entre Israéliens et Palestiniens.

Comme l’écrivait récemment l’historien israélien Yuval Noah Harari dans le magazine Time : « La plupart des Israéliens sont psychologiquement incapables, en ce moment, de faire preuve d’empathie à l’égard des Palestiniens. Notre esprit est rempli à ras bord de notre propre douleur, et il ne reste aucun espace pour ne serait-ce que reconnaître la douleur des autres. […] La plupart des Palestiniens se trouvent dans une situation analogue : leurs esprits sont eux aussi tellement remplis de douleur qu’ils ne peuvent pas voir la nôtre. »

Cela dit, les « témoins étrangers », ceux qui ont le privilège de vivre en paix, à l’abri de cette douleur, n’ont pas d’excuse pour l’empathie sélective, ajoute l’auteur. « [Ils] devraient s’efforcer d’éprouver de l’empathie pour tous les êtres humains qui souffrent, au lieu de ne regarder paresseusement qu’une partie de la terrible réalité3. »

C’est donc à eux – à nous – de travailler à maintenir un couloir humanitaire de paix et à lutter contre le dérèglement empathique.

1. Lisez un article de The Nation (en anglais) 2. Consultez le site de We Are Not Numbers (en anglais)

3. La traduction provient ici d’un éditorial de Claudine St-Germain, de L’actualité, qui cite le texte que signe Yuval Noah Harari dans le magazine Time.

Lisez l’éditorial de Claudine St-Germain