(Londres) Attendez, est-ce que je me trompe ou c’est bien ici dans la capitale britannique qu’on trouve le célèbre Speaker’s Corner, dans un coin du Hyde Parc ? Lénine, Karl Marx et George Orwell y ont tous pris la parole quand ils étaient les provocateurs de leur époque.

Comme le veut la tradition, personne ne les a arrêtés dans leurs élans d’orateur, et ce, même s’ils appelaient à une refonte du système politique et économique.

Mais ces jours-ci, pendant que les traditions royales sont respectées à la lettre dans l’immense chorégraphie qu’est le deuil de la reine Élisabeth II et l’arrivée de son fils sur le trône, les coutumes anglaises en matière de liberté d’expression, elles, prennent l’eau.

Au cours des derniers jours, les policiers ont interpellé des protestataires en marge des grandes cérémonies royales. À Édimbourg, à Oxford et à Londres.

Leur crime ? Avoir tenté de manifester contre la monarchie ou l’accession de Charles au trône. Pas en gros groupe. En solo.

En Écosse, une jeune femme de 22 ans, Mariangela, a brandi une pancarte demandant l’abolition de la monarchie juste avant la lecture de la proclamation du roi à Édimbourg. « Fuck l’impérialisme », pouvait-on aussi y lire.

En moins de temps qu’il ne faut pour crier « kilt », un groupe de policiers a encerclé la jeune femme aux cheveux verts, l’a arrêtée et l’a accusée d’avoir « troublé l’ordre ». On appelle ça avoir l’épiderme sensible.

Le scénario était le même à Oxford où Symon Hill, 45 ans, qui se décrit comme un « auteur chrétien et militant » sur son compte Twitter, a été arrêté par la police pour avoir crié « Qui l’a élu ? » lors d’une autre cérémonie de proclamation du roi, au cœur de la ville universitaire. Il a été relâché, mais est resté ébahi par la mèche courte des policiers.

À Londres, dimanche, une femme qui a brandi une affiche sur laquelle il était écrit « Not my king (pas mon roi) », devant le palais de Westminster, a été escortée par la police vers un endroit moins visible.

Toujours à Londres, Paul Powlesland, avocat et militant des droits de la personne, qui tenait un morceau de papier blanc, a eu une conversation en public avec un policier. Ce dernier lui a dit qu’il allait devoir l’arrêter s’il écrivait un slogan antiroyal sur ledit papier parce que « quelqu’un pourrait être offensé ».

L’avocat a vite fait état de cette conversation sur l’internet. Et de son indignation. « Une période de deuil pour la reine, c’est OK, mais utiliser cette période pour cimenter l’accession de Charles au poste de roi et réprimer la dissension à cette accession manque de respect et est intolérable », a-t-il écrit.

On ne lui fait pas dire.

Bien sûr, la disparition de la reine Élisabeth II après 70 ans de règne est un moment historique et la police en a plein les bras. Au cours des prochains jours, des millions de personnes sont attendues à Londres pour des adieux à la souveraine qui culmineront lors des funérailles de lundi.

La police doit avoir les yeux partout pour mater les menaces potentielles et pour s’assurer que les divers évènements entourant le deuil se déroulent sans heurts. Les autorités se sont préparées pendant des années pour cet évènement solennel, marquant la fin d’une époque. Tout ça est louable mais ne justifie pas les réactions exagérées à chaque petite note discordante.

Surtout que pour le moment, ce n’est pas la mémoire de la reine Élisabeth II qui est visée par les quelques manifestants, mais bien l’institution qu’est la monarchie britannique ainsi que le processus de succession.

Dimanche, j’ai consacré une chronique aux Britanniques républicains. Si on en croit les sondages, environ le cinquième des citoyens du Royaume-Uni souhaitent remplacer le roi par un chef d’État élu. Comme en Irlande.

Les républicains – à ne pas confondre avec leurs homonymes américains – ne parlent pas d’une révolution ou d’envoyer les monarques au cachot par vengeance, mais tout simplement d’un changement constitutionnel qui pourrait se faire à la suite d’un référendum. Démocratiquement.

Plusieurs républicains à qui j’ai pu parler depuis mon arrivée à Londres m’ont confié avoir peur d’exprimer ouvertement leurs idées dans un espace public saturé par la monarchie, craignant carrément des représailles – perdre leur emploi, des contrats, des amis.

Lisez la chronique sur les républicains

Les agissements de la police des derniers jours ne vont pas calmer leurs craintes, et c’est assez malaisant de penser que dans une démocratie qui se dit robuste, tout un courant idéologique peine à se faire entendre.

Plusieurs organisations des droits de la personne, dont Amnistie internationale, établie à Londres, s’inquiètent depuis un certain temps de l’érosion de la charte des droits du Royaume-Uni et du rétrécissement incessant du droit de manifester.

Les quelques épisodes rapportés ces derniers jours sont tout autant de lumières rouges clignotantes qui devraient inquiéter non seulement les fervents de la démocratie, mais aussi la famille royale elle-même.

Depuis la mort de sa mère, Charles III, l’éternel mal-aimé, connaît un regain de popularité. Les derniers sondages indiquent que 62 % des Britanniques pensent qu’il fera un bon roi, soit 24 points de plus qu’en mars dernier. Mais cette opinion peut fluctuer rapidement.

Les Britanniques, s’ils ont l’impression qu’on les oblige à acclamer le nouveau souverain, qu’on leur tord le bras, pourraient se rebiffer. Et se rendre nombreux au Speaker’s Corner pour crier « Pas mon roi ». C’est leur droit.