Depuis 70 ans, le nombre de centenaires explose dans les pays « riches », et ce n’est apparemment qu’un début. Les champions de la longévité rêvent désormais de vivre 120 ans. Mais jusqu’où peut croître l’espérance de vie humaine, avant que la planète, déjà surexploitée, ne fournisse plus ?

Qui, parmi nous, a les moyens d’avaler chaque matin l’équivalent d’un bol de céréales rempli de coûteux suppléments, entre deux rendez-vous dans des laboratoires médicaux dernier cri ? Pour l’instant, seule une poignée d’aspirants immortels, découvre-t-on dans le captivant dossier de Nathalie Collard sur les nouveaux champions de la longévité⁠1. Mais qu’arrivera-t-il, si survivre jusqu’à 100 ans – voire 120 ans – devient courant un jour, sans nécessiter autant d’efforts ? Et si quatre ou cinq générations coexistent soudain sur la planète ?

Vérification faite, il ne s’agit pas d’une pure utopie. La mortalité aux âges avancés et très avancés chute sans relâche dans les pays à revenus élevés, expose l’une des plus grandes expertes-démographes en la matière, Nadine Ouellette, professeure à l’Université de Montréal. « Au Canada et aux États-Unis, les progrès sont importants et rapides. »

En moins d’un siècle, le nombre de centenaires québécois a explosé et il continue de grimper à un rythme quasi exponentiel. Le bassin de semi-supercentenaires (105 à 109 ans) et de supercentenaires (110 ans ou plus) gonfle également.

Avant la pandémie, l’âge le plus fréquent à la mort a dépassé 90 ans au Québec, contre environ 80 ans en 1970. Ce qui représente une augmentation moyenne de deux ans par décennie.

D’ici seulement 50 années civiles, la durée de vie la plus commune pourrait ainsi atteindre 100 ans, en avons-nous déduit.

Les démographes s’appuient sur des opérations beaucoup plus complexes pour réaliser leurs projections, et les évolutions ne se font pas toujours en ligne droite, « mais ce raccourci n’est pas complètement insensé », évalue avec indulgence la professeure Nadine Ouellette.

De nouvelles pandémies, des catastrophes naturelles ou d’autres crises pourraient bien freiner les progrès à différents âges, comme le font déjà la crise des opiacés et les inégalités aux États-Unis.

Mais des gains inespérés pourraient tout aussi bien survenir. Car depuis le milieu du XVIIIsiècle, de grandes avancées médicales et sociales ont fait croître la longévité par bonds imprévus, indique la professeure Nadine Ouellette. « Personne n’avait vu venir la révolution cardiovasculaire », illustre-t-elle.

D’autres luttes importantes restent maintenant à gagner, par exemple, contre le cancer.

En attendant, même si la durée de vie la plus commune varie toujours selon la cause de la mort, elle augmente à peu près au même rythme, qu’il s’agisse de maladies du cœur ou cérébrovasculaires, ou encore de quatre cancers courants. « Cette découverte nous a estomaqués », précise la professeure Nadine Ouellette.

À l’Université de Boston, où elle est chercheuse invitée, elle travaille étroitement avec le médecin gériatre responsable de la plus vaste étude au monde sur les centenaires (New England Centenarian Study). « Ce type de recherches peut nous aider à trouver ce que ces personnes ont en commun, pour élucider les facteurs de longévité. »

Mais pour l’instant, mourir à 120 ans reste une valeur extrême et exceptionnelle. Il n’est pas forcément impossible que ça devienne fréquent, je l’ignore, mais ça prendrait énormément de temps avant qu’on puisse l’observer.

Nadine Ouellette, professeure à l’Université de Montréal

Pauvre planète ?

Comment envisager une telle perspective, même lointaine ? Personne ne peut être contre l’augmentation de l’espérance de vie, répond Alain Létourneau, professeur de philosophie à l’Université de Sherbrooke.

Mais si rien ne change, il voit mal comment allonger l’existence humaine de 15 % ou plus serait écologiquement viable. « Ça générerait encore plus de déchets, de pollution et de produits de tout acabit qui s’en retourneraient dans les écosystèmes », avance le professeur, qui étudie entre autres l’adaptation aux changements climatiques.

« Et plus la population augmente, plus répondre aux besoins devient compliqué. Les ressources ne sont pas infinies. L’assiette alimentaire est même en train de rétrécir. »

La désertification rendra de larges sections de pays « complètement inhabitables et non cultivables », comme cela se profile en Espagne, dit-il. Tandis que la salinisation causée par la montée des eaux détruit des récoltes de riz en Asie.

On manquerait également de place pour se loger : « Le Grand Nord, ce n’est pas demain la veille qu’on va s’y installer avec nos condos ! »

Les gens hyper riches risqueraient d’accaparer une part toujours plus substantielle des ressources, ce qui ne ferait qu’aggraver les inégalités et ne serait pas très aidant pour la paix sociale.

Alain Létourneau, professeur de philosophie à l’Université de Sherbrooke

Pour plusieurs démographes, la croissance de la population représente aussi une menace, indique Richard Marcoux, directeur du département de sociologie de l’Université Laval et de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone.

« Mais pour d’autres, ce sont les modes de consommation qui sont les plus importants. La Terre pourrait supporter plus de gens qui se comportent comme il faut. Mais c’est sûr que si l’ensemble de la planète se conduit comme l’Américain moyen, on est dans le pétrin ! »

Vu la baisse de fécondité à l’échelle mondiale, les Nations unies projettent que la population cessera de croître à partir de 2100. Mais qui sait ce qui se produira vraiment ?

Au XXsiècle, les Nations unies, la Banque mondiale et des chercheurs étaient convaincus qu’il devait y avoir un plafond à la durée de vie moyenne, rappelle la professeure Nadine Ouellette. Or, dit-elle, « les limites supérieures annoncées pour l’espérance de vie ont, tour à tour, été contredites par la réalité. L’être humain a toujours eu un grand désir de vivre. »

1. Lisez le dossier « Soufflerons-nous 120 bougies un jour ? » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue

Taux d’augmentation de l’espérance de vie à 80 ans

1860-1885

0,1 % par an, seulement, malgré une meilleure lutte contre les maladies infectieuses et la famine

1885-1960

1 % par an, grâce à la réduction des maladies infectieuses attribuable aux découvertes de Pasteur

1960-1995

7 % par an, grâce à la révolution cardiovasculaire

1995-2003

20 %, sans doute grâce à la fréquence accrue des décès à des âges très avancés, qui tire la moyenne vers le haut

2003-aujourd’hui

La hausse est probablement plus marquée que jamais

Sources : « Peut-on gagner trois mois par an indéfiniment ? », Population & Sociétés, 2010, et la professeure Nadine Ouellette

En savoir plus
  • Nombre de centenaires au Québec
    1920 : une quinzaine
    En 2022 : 3600
    D’ici 2066 : 45 000
    Sources : Institut de la statistique du Québec et la professeure Nadine Ouellette