Chaque jeudi, nous revenons sur un sujet marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal ou de la Chaire Raoul-Dandurand de l’Université du Québec à Montréal.

Alors que la poussière retombe sur la récente passe d’armes entre l’Iran et Israël, un premier bilan s’impose. Six mois d’escalade, au cours desquels la région a vacillé au bord de l’abîme, semblent aujourd’hui déboucher sur une trêve fragile. Mais ce qui apparaît comme un retour à une logique de confrontation indirecte pourrait entraîner des conséquences délétères.

Les mois qui se sont écoulés depuis l’opération « déluge d’Al-Aqsa » du Hamas, le 7 octobre 2023, ont été marqués par l’intensification de la « guerre de l’ombre » que se livrent Israël et l’Iran depuis plusieurs années. Entre janvier et mars 2024, plusieurs officiers de la Force Qods, branche expéditionnaire du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), ont été éliminés par l’aviation de l’armée israélienne (Tsahal). Le 1er avril, ce ciblage systématique connaît un premier point d’orgue avec le bombardement de la représentation diplomatique iranienne à Damas et la mort de plusieurs responsables de la Force Qods au Levant. Les frappes contre son ambassade pouvant être interprétées, en vertu du principe d’extraterritorialité, comme une agression directe contre l’Iran, Téhéran ne peut rester impassible sans risquer de nuire à sa crédibilité tant sur le plan intérieur que régional ou international.

Dans la nuit du 13 au 14 avril 2024, la République islamique lance 170 drones et tire 120 missiles balistiques contre le territoire israélien. Pour la première fois en 45 ans, l’Iran attaque directement l’État hébreu, depuis son propre territoire, sans passer par ses partenaires de l’« axe de la résistance » – un réseau d’influence régional orchestré par Téhéran et composé d’acteurs non étatiques comme le Hezbollah, le Hamas et les houthis. L’attaque vise notamment à redorer le blason iranien, fortement terni depuis octobre 2023.

Après l’opération « déluge d’Al-Aqsa », l’Iran avait refusé d’appuyer directement le Hamas, quitte à entamer son statut de champion de la cause palestinienne et de la « lutte antisioniste », apparaissant ainsi particulièrement pusillanime, voire démissionnaire, aux yeux de ses proxys de l’« axe de la résistance ».

À la mi-avril, alors que la Maison-Blanche avertit qu’elle n’appuiera ni ne cautionnera une expédition punitive israélienne, les Iraniens, estimant avoir fait preuve de suffisamment de fermeté à l’encontre de l’État hébreu, espèrent que « l’affaire est close » et que la balle restera dans le camp israélien. Or, c’était compter sans la loi du talion et le désir du gouvernement Nétanyahou d’essuyer l’affront iranien tout en détournant l’attention de l’opinion publique internationale de la crise à Gaza.

Dans la nuit du 18 au 19 avril, Israël lance plusieurs missiles sur une base aérienne d’Ispahan chargée de protéger deux installations nucléaires du programme iranien, dont celle de Natanz. Le message israélien est double. D’une part, il s’agit de démontrer la supériorité technologique de l’armée israélienne et sa capacité à pénétrer profondément le territoire iranien au nez et à la barbe des mollahs. D’autre part, le but est d’illustrer l’incapacité du CGRI à défendre l’Iran.

Contrairement à Tsahal et à son dôme antiaérien qui avaient réussi à intercepter 99 % des projectiles iraniens, les Pasdarans n’ont pas été en mesure d’anéantir les missiles probablement lancés à distance au moyen de drones MALE et supportés par des chasseurs furtifs F-35.

Au lendemain de la réplique israélienne et alors que la communauté internationale retient son souffle, l’État hébreu et la République islamique se sont subitement et simultanément murés dans le silence : choisissant de ne pas revendiquer l’attaque, le gouvernement israélien a même refusé de la commenter. Ce faisant, il permet une nouvelle fois au régime islamique de sauver la face en minimisant la portée des frappes et en niant le fait qu’elles aient pu venir de l’extérieur.

S’ouvrant sur une phase de désescalade, cette séquence augure un retour à la « guerre de l’ombre » entre Israël et l’Iran – une lutte indirecte qui promet néanmoins d’être maintenant conduite plus âprement de part et d’autre – à travers une utilisation plus systématique des outils cybernétiques, des assassinats ciblés, des sabotages et de l’utilisation des proxys pro-iraniens. Surtout, il faut s’attendre à ce que le régime islamique accélère son programme nucléaire, ses dirigeants étant plus conscients que jamais de l’inanité des moyens conventionnels pour sanctuariser le territoire iranien.

La stratégie israélienne visant à endiguer le régime iranien en neutralisant et en démantelant son système de proxys pourrait en effet encourager les Iraniens à se replier sur eux-mêmes et à chercher à assurer la sécurité de leur forteresse et la survie du régime islamique par d’autres moyens. Si Israël persiste à affaiblir les relais régionaux de l’Iran (tels que les forces du Hachd al-Chaabi en Irak), ce dernier pourrait être poussé à compenser sa perte de profondeur stratégique en renforçant sa dissuasion nucléaire. En d’autres termes, Israël échangerait la menace relativement contrôlable représentée par ces acteurs non étatiques contre une menace bien plus sérieuse, celle d’un Iran doté d’armes atomiques.

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