La semaine dernière, le gouvernement québécois a annoncé en grande pompe la création d’un Musée national de l’histoire du Québec⁠1. Si nous estimons que les musées jouent un rôle essentiel dans la diffusion de l’histoire, notamment auprès du grand public, nous avons plusieurs réserves face aux finalités de ce chantier.

En conférence de presse, François Legault a martelé que le musée visait à attiser la fierté québécoise, notamment face à « nos artistes, nos sportifs, notre territoire et nos succès en affaires ». Le récit présenté par le premier ministre commence à Québec avec « les explorateurs », sans pour autant négliger « les grandes bâtisseuses » et les nations autochtones « qui étaient là avant nous autres et qui nous ont aidés à travers les années ».

Comme l’explique l’historien Éric Bédard, mandaté pour siéger au comité scientifique, la trame se voudra « rassembleuse » et représentative de l’histoire d’« un peuple de langue et de culture françaises ». Dans le communiqué de presse, il est également mentionné que le musée « fera vivre en musique et en images les moments marquants du récit national ».

Quel rôle pour l’histoire ?

Il est bien tôt pour prédire à quoi ressemblera le Musée national de l’histoire du Québec, mais les motivations politiques sous-jacentes soulèvent déjà plusieurs questionnements. Avec l’abandon des Espaces bleus, quelle place sera donnée à l’histoire régionale ? Est-ce que les contenus refléteront l’état de l’historiographie ou proposeront-ils un retour au vieux récit national centré sur les grands évènements et les héros ?

En organisant la trame autour d’« un peuple de langue et de culture françaises », l’institution risque également d’occulter les nations autochtones et plusieurs groupes – les communautés noire, juive, irlandaise, chinoise, italienne, ukrainienne, par exemple – qui ont contribué à façonner la société québécoise.

L’histoire est certainement un ingrédient du lien social, mais osons penser au-delà des grands personnages afin de saisir comment les collectivités, dans leurs différentes configurations, influencent le cours des évènements. Car, au fond, quel est le rôle de l’histoire – cette discipline rigoureuse, mais toujours partielle et partiale, constamment actualisée et débattue ? Est-ce de transmettre « l’amour de la nation », comme on l’a entendu durant la conférence de presse ?

Nous pensons, pour notre part, que l’histoire peut nous apprendre à vivre collectivement. Pas en raison d’une admiration des ancêtres, mais grâce à la meilleure compréhension qu’elle offre des sociétés humaines, de ce qui les fonde, les travaille et les distingue. Or, la société québécoise est issue de nombreux endroits, non d’un seul. Si on veut que l’histoire favorise notre compréhension du présent, il faut mettre en lumière cette pluralité d’expériences et de trajectoires.

Une histoire plurielle comme clé d’un présent éclairé

L’élaboration d’un récit « rassembleur », édulcoré et visant à susciter la fierté nationale représenterait une occasion manquée de saisir le potentiel de l’histoire à développer l’esprit critique. Dans l’enseignement tout comme dans la vulgarisation, nous gagnons à dévoiler les manières dont l’histoire se construit, de l’analyse des archives jusqu’à l’interprétation des évènements. Les enjeux plus conflictuels permettent de situer les points de vue d’un large éventail d’acteurs et d’actrices.

L’histoire des nations autochtones, par exemple, devrait être présentée au-delà des rapports de collaboration entre ces dernières et les colons français. Surtout, elle serait à intégrer dans sa continuité, au-delà des « premiers contacts », et dans une démarche collaborative avec les nations concernées.

Plusieurs éléments du récit national – appropriation du territoire et des ressources, construction de centrales hydroélectriques – évoquent un historique de dépossession pour de nombreuses collectivités. Plutôt que d’évacuer cette complexité, nous croyons qu’elle doit être mise en avant tout en offrant des clés de compréhension au public.

Enfin, ajoutons que l’histoire, la mémoire et le contact avec le passé peuvent susciter une vaste gamme d’émotions. La rencontre avec les archives nous plonge parfois dans la tristesse, l’empathie, l’indignation ou l’enthousiasme. Ces sentiments font partie de notre pratique, particulièrement lorsque nous travaillons sur des thématiques qui nous tiennent à cœur.

Toutefois, l’écriture de l’histoire et l’élaboration de récits ne devraient pas servir explicitement à provoquer des émotions précises, que ce soit la fierté ou la honte face à certains aspects du passé.

Nos motivations devraient être au contraire guidées par une volonté de refléter l’état des connaissances et la diversité des perspectives, de mieux éclairer certains pans méconnus de l’histoire et, surtout, d’offrir des outils au public pour qu’il développe sa propre lecture du passé et de ses représentations. Plusieurs institutions ont choisi cette avenue. Pensons par exemple au musée McCord qui a entrepris une démarche de décolonisation⁠2, au Musée canadien de l’histoire qui a voulu présenter certains « chapitres plus sombres »3 du passé, ou encore au Musée américain d’histoire naturelle qui a contextualisé certains biais dans la représentation des rencontres entre autochtones et colons⁠4.

Souhaitons que le Musée national de l’histoire du Québec s’inspire des plus récentes avancées en muséologie et en histoire afin de proposer une compréhension du passé nuancée, riche et stimulante.

1. Lisez « Un musée national d’histoire sur les cendres des Espaces bleus » 2. Lisez un article de Radio-Canada 3. Lisez à propos de la démarche du Musée canadien de l’histoire 4. Lisez « How the American Museum of Natural History addressed a dated diorama » (en anglais) Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue

* Mathieu Arsenault, professeur adjoint au département d’histoire de l’Université de Montréal ; Denyse Baillargeon, professeure émérite au département d’histoire de l’Université de Montréal ; Jean-Philippe Bernard, professeur adjoint au département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais ; Gérard Bouchard, professeur émérite à l’Université du Québec à Chicoutimi ; Isabelle Bouchard, professeure au département des sciences humaines de l’Université du Québec à Trois-Rivières ; Aline Charles, professeure au département des sciences historiques de l’Université Laval ; Christine Chevalier-Caron, doctorante en histoire, chargée de cours à l’Université d’Ottawa et enseignante au Collège Ahuntsic ; Michèle Dagenais, professeure au département d’histoire de l’Université de Montréal ; Michel Dahan, historien et chercheur postdoctoral, Université libre de Bruxelles ; Helen Dewar, professeure agrégée au département d’histoire de l’Université de Montréal ; Samia Dumais, doctorante au département d’histoire de l’Université Concordia ; Edward Dunsworth, professeur adjoint au département d’histoire et d’études classiques de l’Université McGill ; Allan Greer, professeur émérite au département d’histoire de l’Université McGill ; Steven High, professeur au département d’histoire de l’Université Concordia ; Rania Iraqi, candidate à la maîtrise en histoire à l’Université de Montréal ; Alexandre Klein, professeur auxiliaire à l’École des sciences infirmières de l’Université d’Ottawa ; Lauren Laframboise, doctorante au département d’histoire de l’Université Concordia ; Andrée Lévesque, professeure émérite au département d’histoire de l’Université McGill ; Benoit Marsan, PhD en histoire et chargé de cours au département de relations industrielles de l’Université du Québec en Outaouais ; David Meren, professeur agrégé au département d’histoire à l’Université de Montréal ; Melissa Mollen Dupuis, militante Innu, auteurice et animatrice ; Philippe Néméh-Nombré, professeur adjoint à l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul ; Aly Ndiaye, alias Webster, artiste hip-hop et historien indépendant ; Martin Pâquet, professeur au département des sciences historiques de l’Université Laval ; Mathieu Paradis, candidat à la maîtrise en histoire à l’Université de Montréal ; Catherine Paulin, doctorante au département d’histoire de l’Université de Montréal ; Martin Petitclerc, professeur au département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal ; Isabelle Picard, ethnologue, conférencière et autrice ; Paul-Etienne Rainville, PhD en histoire et chercheur postdoctoral à l’Université de Montréal ; Désirée Rochat, chercheuse postdoctorale au Centre d’histoire orale et de récits numérisés, Université Concordia ; Daniel Ross, professeur au département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal ; Luca Sollai, PhD en histoire et chargé de cours à l’Université de Montréal ; Frantz Voltaire, président du Centre International de Documentation et d’Information Haïtienne, Caribéenne et Afro-Canadienne (CIDIHCA) ; Dorothy Williams, professeure associée à l’Université Concordia, historienne et autrice