C’est bien beau de constater l’horreur, mais quelles sont les solutions ?

Voici, en résumé, la question qu’une vingtaine d’entre vous, chers lecteurs, m’avez envoyée la semaine dernière à la suite d’une chronique sur le terrible sort des migrants qui tentent d’atteindre l’Europe1.

Depuis huit ans, des dizaines de milliers d’entre eux – souvent repérés par les garde-côtes libyens financés par l’Europe – finissent dans des centres de détention en Libye, où ils sont victimes d’extorsion et de torture. Loin de ralentir, le phénomène s’étend à travers l’Afrique du Nord.

Un fléau dont l’Union européenne se lave les mains et, pire, qu’elle entérine en multipliant les ententes avec de tiers pays pour freiner l’arrivée de migrants et en pensant dissuader des milliers d’entre eux de prendre la route de l’exil.

La bonne nouvelle, c’est que des solutions, il y en a tout plein, mais elles requièrent toutes un changement de mentalité de la part des leaders européens qui, presque à l’unisson, présentent la situation actuelle comme une « crise migratoire », largement nourrie par les hommes, les femmes et les enfants qui arrivent de manière irrégulière, c’est-à-dire par la mer ou par les frontières terrestres, sans autorisation.

Or, les chiffres sont loin de justifier cette idée reçue qui fait enfler le débat en Europe et, depuis peu, chez nous aussi.

Comme au Canada, la grande majorité des immigrants qui arrive en Europe rentre par la grande porte, avec un visa ou un permis. En 2022, il y a eu 3,5 millions de migrants « réguliers » et 10 fois moins de migrants qui arrivent de manière irrégulière, soit 330 000. Et ce ratio se maintient depuis 2017 et prévalait avant 2015, année record avec 1,8 million d’entrées irrégulières, en grande majorité en provenance de Syrie.

L’Europe ne croule pas non plus sous les demandes d’asile. En 2022, c’est un peu moins de 1 million de personnes qui ont demandé la protection d’un des pays de l’Union européenne, soit proportionnellement moins que le Canada. Cela représente 11 % des nouveaux arrivants sur le Vieux Continent. De ceux-là, 50 % vont obtenir le statut de réfugié.

Et quelle proportion de la population les réfugiés représentent-ils en Europe ? Tenez-vous bien : 1,5 % de la population2. On est loin de l’invasion !

La première solution est donc toute simple : il faut changer le vocabulaire et remettre les pendules à l’heure. Au lieu de parler d’une crise migratoire, il faut admettre que la crise est purement politique.

Les partis de la droite radicale et d’extrême droite cassent du sucre sur le dos des migrants irréguliers depuis des décennies. Comment réagissent le centre et la gauche ? En faisant adopter des mesures pour montrer qu’ils s’attaquent à la supposée « crise migratoire ».

C’est ainsi que l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, Frontex, qui gère les frontières extérieures de l’Europe ainsi que les expulsions du territoire, a vu son budget passer de 6 millions d’euros (environ 8,7 millions de dollars canadiens) en 2005 à 845 millions d’euros (environ 1,2 milliard de dollars canadiens) en 2023. Et qu’un Pacte des migrations, très restrictif, est en échafaudage.

Au lieu de rassurer l’électorat, ce genre de politiques érigeant la migration comme un problème de sécurité aide surtout à légitimer le discours alarmiste des politiciens xénophobes.

Ces derniers ont le vent dans les voiles à travers l’Europe et risquent de devenir une force incontournable aux prochaines élections européennes, qui auront lieu en juin.

La meilleure façon de les battre aux urnes, c’est d’exposer les faits et d’adopter des politiques qui respectent les conventions internationales et les droits de la personne, plutôt que de dépenser des milliards à ériger des murs, qui, selon tous les experts, n’arrêtent pas les migrants, mais les obligent à prendre plus de risques.

La deuxième solution découle de la première. « Il faut changer le récit », dit Catherine Xhardez, professeure à l’Université de Montréal et experte de l’immigration. « Au Canada, les immigrants économiques sont bien vus. Ils sont vus comme un atout pour la société, pour l’économie. Ce sont des familles, des gens qui veulent s’investir.

« En Europe, le plus souvent, les migrants économiques sont vus comme de faux réfugiés. On pense que les seules personnes qui devraient pouvoir venir sont les “bons” réfugiés qui n’ont pas d’autres choix », note la politologue originaire de Belgique. Selon elle, les pouvoirs publics tout autant que les médias ont un rôle à jouer pour que le discours public reflète la réalité.

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La première ministre d’Italie, Giorgia Meloni

Elle donne l’Italie en guise d’exemple, où le gouvernement populiste de Giorgia Meloni a surfé sur la vague antimigration pour se faire élire. « Elle a promis de mettre des bateaux pour arrêter l’arrivée des gens, mais finalement, l’Italie a besoin de travailleurs et Mme Meloni donne des permis aux travailleurs migrants », note Mme Xhardez. Fermée à l’immigration régulière depuis 2012, l’Italie prévoit donc d’accueillir 450 000 migrants économiques d’ici la fin de 2025. Les gens d’affaires, eux, réclament 800 000 travailleurs.

Avec le plus bas taux de chômage de son histoire, une pénurie de main-d’œuvre généralisée et le vieillissement de la population, le reste de l’Union européenne se retrouve dans la même situation. Combien de temps la main droite peut-elle ignorer la main gauche ?

La troisième solution est, elle aussi, une suite logique aux deux autres : au lieu de repousser les migrants à grands coûts, causant par la bande un monde de souffrances et d’abus, il serait plus productif de gérer les arrivées adéquatement et de planifier à long terme.

Planifier, ça veut dire penser aux besoins démographiques du pays d’accueil, mais aussi à l’augmentation de l’offre en logement, en services d’intégration, en éducation et en soins de santé. Tout ça est nécessaire pour accompagner la croissance graduelle de la population.

« On planifie les besoins en énergie, la sécurité alimentaire et les infrastructures à long terme. Il faut faire la même chose avec la mobilité humaine. Et on doit le faire sur 30 ans », estime François Crépeau, professeur de droit à l’Université McGill et ancien rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme des migrants. Le chapeau fait autant à l’Europe qu’au Canada, qui, en ce moment, planifie la migration sur cinq ans.

Bien sûr, aucun coup de baguette magique ne fera disparaître toutes les appréhensions à l’égard de la migration, et ce, que ces dernières soient fondées ou non. Il est donc essentiel de rappeler que la mobilité humaine est vieille comme l’Anthropocène, qu’elle a été au cœur de l’émergence des grandes civilisations et que bien encadrée, elle est elle-même beaucoup plus une solution qu’un problème.

1. Lisez la chronique « Cachez (et torturez) ce migrant que l’Europe ne saurait voir » 2. Consultez les chiffres de la Commission européenne (en anglais)