Pour beaucoup de lecteurs, les livres constituent un refuge où plonger quand le brouhaha de la vie se fait trop étourdissant. Le congé des Fêtes est aussi une rare occasion de renouer avec ses auteurs préférés ou pour faire du rattrapage après la frénésie de l’automne. Nathalie Collard et Rafaële Germain échangent sur leurs livres de l’année et ce qu’ils leur ont fait vivre…

Nathalie Collard : Chère Rafaële,

J’avoue que lorsque la directrice de la section Dialogue, Isabelle Audet, m’a proposé un échange à quatre mains sur nos lectures de 2023, j’ai répondu « oui ! » avec beaucoup d’enthousiasme. Je ne sais pas pour toi, mais moi, les livres m’ont aidée à vivre cette année. Quelle année ! Une guerre (l’Ukraine), puis une autre (Proche-Orient), la crise du logement, les débats autour de l’immigration, l’itinérance et la pauvreté de plus en plus visibles, la grève dans le secteur public, un système de santé qui craque de partout, l’école qui a besoin d’amour, les chicanes dans les réseaux sociaux, la planète qui brûle… Je ne sais plus où donner du cœur et de l’empathie.

Alors oui, les livres sont mon refuge même si j’ai lu beaucoup d’essais et trop peu de romans à mon goût cette année (je compte bien me reprendre durant les vacances). Je sais que la littérature est une fidèle compagne dans ta vie. Est-ce que les livres ont su t’apporter un certain réconfort en ces temps difficiles ?

Rafaële Germain : Salut, Nathalie !

Je ne sais pas si les livres m’apportent un réconfort, mais ils m’aident certainement à trouver des petites pépites de sens dans un monde qui en a souvent trop peu. C’est pour ça que je ne vois pas tant la littérature comme un refuge que comme un moyen de transport. Les livres qui me touchent et m’habitent longtemps sont ceux qui m’amènent ailleurs, qui m’ouvrent de nouvelles perspectives et me donnent du recul. Ce sont parfois des essais, comme ceux de David George Haskell, dont j’ai parlé dans une chronique⁠1, de très beaux livres qui nous obligent à ralentir et nous encouragent à porter une attention profondément bienveillante à la nature.

Mais pour moi, rien ne fait la job comme un roman. Ceux que j’aime et que j’ai souvent envie de remercier m’amènent loin, très loin de l’effervescence de l’actualité, à une distance qui me semble vraiment salutaire. Toi qui es chroniqueuse et passes ton temps les deux mains dans l’actu, as-tu ce feeling-là ? Qu’il faut parfois s’éloigner du monde pour mieux le voir ?

NC : Absolument. Les romans me donnent une autre perspective et, parfois, des clés pour comprendre des sujets complexes (je pense au Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli, par exemple). Des fois, les livres sont aussi des exutoires ou des baumes. J’ai perdu ma maman cette année et ton livre Forteresses et autres refuges, dans lequel tu parles de ta mère qui est morte l’an dernier, m’a fait beaucoup de bien (cela dit sans aucune flagornerie).

J’ai aussi beaucoup aimé La vie de ma mère de mon ancienne collègue Nathalie Petrowski. Ce sont des récits qui ont de belles qualités littéraires et qui sonnent vrai. Pour moi, c’est très important, cette authenticité. Ça doit être une déformation professionnelle… Mais je me souviens aussi qu’au plus creux d’un jour gris et particulièrement difficile en termes d’actualité, je me suis garrochée sur le dernier Astérix, L’iris blanc. Des fois, je ne cherche même plus à comprendre, je veux carrément m’évader.

RG : Ça me touche beaucoup que tu dises ça ! Je pense que l’authenticité est indissociable du geste littéraire. Ce n’est pas nécessairement le gage d’un livre réussi, mais pas mal certaine qu’un livre ne peut pas l’être sans ça. Que ce soit un polar, un roman d’aventures, des mémoires ou une bédé. D’où mon problème avec des types comme Sylvain Tesson, qui écrit magnifiquement, mais qui me donne toujours l’impression de mettre en scène sa pensée et de privilégier le beau au détriment du vrai. Ça se défend complètement comme posture littéraire, mais on dirait que ça ne m’intéresse plus.

J’ai passé beaucoup de temps cette année en compagnie d’auteurs islandais – Auður Ava Ólafsdóttir, Bergsveinn Birgisson, Jón Kalman Stefánsson – qui me font tous trois l’effet d’écrire d’un lieu très lointain. C’est peut-être dû à la situation géographique de leur terre natale ? Ils posent sur leurs sujets un regard qui pourrait sembler détaché, mais qui est en fait profondément empathique et, au bout du compte, d’une grande tendresse. Ces livres-là me font du bien, ils me rappellent que, justement, d’une réelle empathie naissent la tendresse et la bienveillance. Ce sont des thèmes peu sexy, limite un peu mièvres, mais je pense qu’on en a grand besoin, dans la vie comme dans nos livres.

NC : Je te rejoins totalement quand tu parles d’empathie. Je ne sais pas si tu es comme moi, mais grâce à leur empathie justement, certains autrices et auteurs sont devenus mes amis au fil des ans. C’est un petit club restreint qui me donne l’impression de veiller sur moi, de m’aider à comprendre ma propre vie. Dans mon club, on retrouve entre autres Deborah Levy. Le troisième tome de sa trilogie autobiographique, État des lieux, est paru l’été dernier et ensemble, ses trois livres me font l’effet d’une conversation avec une amie brillante et allumée. J’ai cette même impression quand je lis Siri Hustvedt (qui vient de publier Mères, pères et autres), comme si je reprenais le dialogue avec une interlocutrice que je fréquente depuis longtemps. C’est précieux et c’est la raison pour laquelle j’avais si hâte aux vacances de Noël. Pour avoir enfin le temps de rattraper un paquet de lectures retardées par le travail et de retrouver des voix que j’aime et qui résonnent en moi.

Je te lance en vrac quelques titres qui sont sur ma pile : Autoportrait d’une autre d’Élise Turcotte, Ça aurait pu être un film de Martine Delvaux, Triste tigre de Neige Sinno et The Vulnerables de Sigrid Nunez, une écrivaine new-yorkaise que je recommande chaudement. Et toi, quelles lectures t’attendent durant le temps des Fêtes ?

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Le plus récent Salon du livre de Montréal a attiré des milliers de lecteurs. La lecture est souvent un refuge dans un monde parfois étourdissant.

RG : J’aime tellement Siri Hustvedt. Clairement une de mes amies imaginaires. Je trouve qu’elle a un esprit d’une limpidité phénoménale qu’elle applique avec autant de force à ses romans qu’à ses essais. J’avais un prof à l’université qui parlait souvent de la « communauté invisible », celle qu’on se compose avec les écrivains qu’on aime et qui nous interpellent. C’est modulable, certains disparaissent au bout d’un moment, d’autres arrivent et imposent leurs voix tonitruantes, plusieurs restent toute une vie. Moi, je jase avec eux, je les interroge, je les redécouvre. Ce sont des présences qui me rassurent beaucoup et illuminent certainement mon existence. Proust, Woolf, Flaubert, Ondaatje, Haskell, Carrère, Hustvedt, et j’en passe en masse – c’est vraiment une grosse gang. Il y en a qui se font discrets après avoir pris beaucoup de place, comme Donna Tartt, qui m’avait flabbergastée avec son Goldfinch, dans lequel se trouvent certaines des phrases qui m’ont le plus marquée dans la littérature contemporaine.

C’est d’ailleurs vers quelqu’un de la gang que je vais retourner durant le temps des Fêtes, avec The Fraud de Zadie Smith, que je prévois commencer dès que j’aurai terminé Que notre joie demeure. Kevin Lambert est l’un des rares auteurs qui me dérangent vraiment, sa révolte et sa colère me confrontent au fait que je ne suis pas, moi, assez révoltée. Je lui en veux toujours un peu en refermant ses livres, mais il m’éblouit chaque fois. J’ai aussi dans ma ligne de mire Demon Copperhead de Barbara Kingsolver, Son odeur après la pluie de Cédric Sapin-Defour et la deuxième partie des Âmes mortes de Gogol (c’est un signe que je vieillis : je retourne vers des classiques, des livres que j’ai lus à 20 ans et que je redécouvre en mesurant tout ce qui s’est enfui et tout ce qui s’est stratifié depuis). J’aurai aussi dans ma besace un tout petit recueil de Véronique Grenier, Carnet de parc, que je garde pour un moment où j’aurai besoin d’une pause. Dans la frénésie des soupers et des festivités, je me dis qu’un après-midi de poésie, ça se prendra bien.

NC : La poésie est toujours une bonne idée. Je te laisse sur les mots de Louise Dupré tirés de son recueil Exercices de joie. Et je te souhaite une année 2024 remplie de joie…

« Tu dis joie en pensant catastrophe. Tu perçois le ciel en flammes, les nuages calcinés, et des essaims d’oiseaux s’écrasant au sol, ou peut-être s’agit-il d’anges habitués à garder les enfants durant la nuit. Et pourtant, tu t’accroches à la joie, tu en fais l’effort comme on se donne un devoir de conscience, tu n’entends pas renoncer au cœur qui transforme en joyaux les cailloux du chemin, même si c’est pure lubie de femme qui refuse de regarder la réalité en face, suie, cendres, paysages de chagrin et de pitié. Tu dresses la liste des images bienveillantes que tu pourrais décrire, tu commences par l’eau des sources et tu en viens à l’eau des larmes.

Les larmes, crois-tu, sont le nid de toutes les promesses. »

Rectificatif
Une première version de ce texte identifiait
Le coût de la vie comme étant le deuxième titre de la trilogie autobiographique de Deborah Levy. Il s’agit plutot de État des lieux.

1. Lisez la chronique « Écouter le chant du monde » de Rafaële Germain Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue